Les voies pour faire carrière dans l’automobile sont nombreuses. Peu de parcours sont toutefois aussi riches que celui de Claude Sage. Le Genevois a, en effet, occupé à peu près tous les postes enviables du monde automobile au cours de sa longue carrière: journaliste à la REVUE AUTOMOBILE (il aime à dire que c’est «sa mère», en automobile) pilote, directeur d’écurie, importateur de marques, président du Salon de l’auto et vice-président d’Auto-Suisse. Aujourd’hui, à 86 ans, il ne se prélasse pas dans une retraite bien méritée, il continue d’officier comme administrateur délégué du Circuit Paul Ricard. Nous nous sommes entretenus avec la figure marquante de l’automobile en Suisse, sur les chamboulements que connaît le secteur.
REVUE AUTOMOBILE: A quoi ressemble une journée de Claude Sage, aujourd’hui?
Claude Sage: Je suis un heureux retraité, mais je ne m’ennuie pas! Je suis depuis 2008 l’administrateur délégué du circuit Paul Ricard, de ses hôtels et de son aéroport: je m’occupe de remettre les affaires sur le droit chemin, de les développer, avec l’aide d’excellents directeurs et de 220 collaborateurs. Le propriétaire d’alors, M. Ecclestone, ne souhaitait pas y amener de la compétition. Je lui ai démontré que sans compétition, il était impossible d’administrer ce circuit et d’en tirer des profits. A côté de cela, je fréquente l’Automobile Club de Monaco et j’officie comme commissaire sportif pour des courses que l’ACM organise.
Le Paul Ricard est cependant régulièrement sous le feu des critiques.
Oui, à tort, car c’est un groupement d’intérêts public qui organise la course. En 2018, quand il y a eu le couac avec les parkings engorgés, ce n’est pas nous qui avions organisé le trafic, mais les autorités françaises. En 2019, nous avons assumé les critiques liées au manque de spectateurs, qui ne sont pas revenus à cause du flop de l’année précédente. En 2020, le Grand Prix est annulé et en 2021, on change la date en dernière minute. C’est à chaque fois nous qui prenons les coups dans la figure. En contrepartie, il est vrai que le circuit bénéficie de l’image internationale de la F1.
Pour la mobilité de demain, quelle est selon vous le moindre mal?
Dans la lutte qui oppose le moteur thermique au moteur électrique, le propulseur à combustion interne a perdu la bataille, mais pas la guerre. Son rendement, en essence ou diesel, ne cesse de s’améliorer et la porte des carburants de synthèse s’ouvre à lui. J’en veux pour preuve que de nombreux constructeurs continuent de développer la voiture thermique. Cette bataille a été perdue sur le plan politique, pas sur le plan technique. On impose des malus aux voitures à combustion interne, pendant qu’on distribue des bonus aux autos électriques. C’est fausser la donne économique. Les constructeurs, qui sont opportunistes, vont là où il y a de la demande et des profits à faire.
La voiture électrique ne pourrait qu’être un phénomène temporaire?
On risque d’avoir un problème de matières premières rares et d’approvisionnement en électricité. D’un côté, on ne veut plus de centrales nucléaires, plus de centrales thermiques et d’éoliennes, mais de l’autre côté, la demande en électricité augmente. De plus, tous les gouvernements vont avoir des manques à gagner énormes, en raison de la baisse des recettes sur les taxes sur les carburants. L’électricité va coûter beaucoup plus cher. S’ajoute à cela un problème social: que va-t-il advenir des milliers de personnes licenciées dans le monde? On aura effectivement besoin de moins de main-d’œuvre pour produire et entretenir les voitures électriques.
Une reconversion est-elle imaginable, comme au 20e siècle, quand la voiture est apparue et a détruit l’économie autour des chevaux?
Oui, on va assister à une reconversion des secteurs d’activités, mais seulement en partie. A l’époque, il y avait beaucoup moins de monde sur Terre. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus nombreux, il sera bien plus difficile de retrouver du travail pour tous. De plus, s’ils perdent leur travail, comment pourront-ils s’acheter une voiture électrique?
Renault a limité à 180 km/h la vitesse de ses véhicules. Est-ce une mesure qui a du sens?
Plutôt non. Laissons aux hommes la responsabilité de leurs actes. On vit dans une ère de diktats, alors qu’il faudrait plutôt motiver la responsabilité de chacun. Je trouve que rouler à 200 ou 250 km/h sur une autoroute à trafic dense est complètement inconscient. En revanche, rouler vite sur une autoroute allemande ou italienne vide, de nuit, cela ne devrait mettre personne en danger. Il faut laisser à chacun sa responsabilité, et ne pas transformer les gens dans des espèces d’automates qui ne fonctionnent que dans le cadre de règlements.
Les taxes devraient-elles ensuite servir à financer les carburants synthétiques?
Par exemple. Toutefois, il y a quelque chose de profondément indécent à demander une taxe de 40 000 euros sur certaines autos, sous prétexte qu’elles dépassent les 200 g/km de CO2. Et cet argent ne sert à rien, il n’améliore en rien le bilan environnemental. Je pense que cet argent devrait financer avant tout la recherche et le développement, voire les infrastructures routières. Au fond, on s’indigne contre la pollution, mais les obstacles sur les routes pour ralentir le trafic ne font qu’augmenter les bouchons, la consommation et les émissions de gaz.
Vous avez participé à l’aventure des Honda NSX et S2000, alors que vous n’étiez «que» le représentant suisse de Honda. Ce genre d’aventure serait-elle possible aujourd’hui?
Oui, pourquoi pas? Il y a toujours eu des «gourous» au sein de l’automobile. Moi, je dirais que j’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. Je suis entré à la REVUE AUTOMOBILE, alors que j’avais une licence en Sciences économique. Plus tard, j’ai décroché le contrat de Honda pour la Suisse. Comme je connaissais bien le milieu automobile, que j’avais fait de la course, ces gens se sont intéressés à moi; des liens de confiance se sont créés. Ils m’ont fait ainsi participer au développement de toute la gamme de Honda, mais plus particulièrement à celui des voitures de sport.
Comment est née la S2000?
Un soir, je me trouvais au centre de développement de Honda de Francfort. J’ai demandé comment on célébrerait le 50e anniversaire de la marque. Personne n’avait vraiment d’idée, et c’est là que j’ai proposé une réédition de la S800. A savoir une décapotable avec moteur à double arbre à cames, deux places et roues arrière motrices. Tout le monde a trouvé que c’était une bonne idée, mais nous avions un problème: nous n’avions pas le moteur adéquat! Je me suis envolé au Japon pour convaincre M. Kawamoto, le président de Honda. Il a accepté immédiatement, mais il m’a mis une seule condition: le moteur devait développer une puissance spécifique plus élevée que celle des Ferrari. Le 2-litres de 240 chevaux était né.
Pensez-vous qu’il y a, à la tête des grands groupes automobiles, encore des passionnés?
Je pense que cela a beaucoup changé, effectivement. A la tête des grands groupes, il y a des gestionnaires d’entreprise, qui font aujourd’hui de l’automobile, demain de l’aviation et après-demain, ils sont à la tête d’une entreprise de carburants. Ce sont des managers. A l’époque, c’étaient des gens issus du sérail. C’était la volonté de Honda, par exemple, de promouvoir des gens de l’entreprise.
Votre souhait pour l’avenir de l’automobile?
Que l’on lâche la bride aux départements de recherches et de développements, aux ingénieurs, à l’intelligence humaine. Que d’importantes ressources financières soient mises à disposition pour récompenser et promouvoir les meilleures technologies, sans esprit de caste. Et surtout, que l’on accepte le principe de l’harmonisation des moyens de transport et de leur type, sans faire de la mobilité privée et publique une guerre de religion.
Que vous inspire la situation actuelle des Salons, qui souffrent?
Quand je suis devenu président de la manifestation genevoise, en 2002, le Salon, c’était des belles bagnoles avec des belles filles. J’ai dit qu’il fallait changer d’optique, qu’il était nécessaire d’offrir aux constructeurs la possibilité de présenter le fruit de leurs développements techniques. Nous avons tenté d’orienter le Salon vers les économies de carburant et l’abaissement des émissions toxiques. Cela a eu beaucoup de succès. Il faut se demander aujourd’hui quelle forme il faut donner à un Salon pour que les constructeurs soient d’accord de participer, qu’ils y trouvent leur compte. C’est difficile, le directeur actuel du Salon a une sévère course d’obstacle devant lui. La clé, c’est de trouver un nouveau déclic.
Pourquoi cela n’a pas été fait plus tôt?
Malheureusement, sous la pression des milieux de la bourgeoisie économique genevoise, un avocat (ndr: Maurice Turrettini) qui ne connaissait rien à l’automobile a été nommé. S’il a correctement géré l’acquis, il s’est contenté de faire ronronner le Salon depuis 2011. Hélas, c’est toute l’approche de l’automobile qui avait changé entre-temps. Il aurait fallu actualiser la formule du Salon. A cela s’est ajoutée la crise du covid, aggravant les choses; la dispute entre Auto-Suisse et Palexpo a été l’apogée de la crise. Je pense que ce n’est pas le rôle des importateurs d’automobile que d’organiser le Salon, ils n’ont pas l’infrastructure nécessaire. Il faut leur fournir le cadre et la motivation technique et financière. A eux d’assurer le spectacle.
Comment avez-vous vécu, en votre qualité de président honoraire du GIMS, la crise entre Palexpo et les organisateurs du Salon?
Je me suis tenu à l’écart. J’étais plutôt embarrassé, car François Launaz (ndr: l’actuel président d’Auto Suisse) était autrefois l’un de mes collaborateurs chez Honda. Me mêler du combat aurait signifier prendre position pour lui, des fois contre lui.
Les trois plus beaux souvenirs de votre carrière?
La période à la Scuderia Filipinetti a été magnifique. J’ai pu côtoyé des pilotes exceptionnels, sur les plus beaux circuits du monde, aux côtés d’un très grand amoureux de l’automobile qu’était Georges Filipinetti. L’époque passée chez Honda était aussi fantastique. En 40 ans de collaboration, je n’ai jamais eu le moindre conflit. Il suffit de travailler avec précision, clarté et honnêteté avec eux, et les choses se passent bien. Enfin, quand on m’a demandé de redresser les affaires au Paul Ricard: mon expérience ici est extraordinaire.
Un regret?
Quand j’ai commencé à courir, je me suis senti une vocation de pilote, soutenue par Paul Frère. Puis, j’ai eu une fille. Ma femme et Georges Filipinetti se sont mis d’accord pour me faire choisir: le business ou la course automobile. Mais on m’a fait comprendre qu’il fallait que je choisisse le business… (rires)