Les Suisses présents à Silverstone le 14 juillet 1979 n’ont pas oublié la mine défaite de Clay Regazzoni, à son retour du motor-home de l’équipe Williams, à laquelle il venait pourtant d’offrir sa première victoire en GP. Une fois les formalités de podium et les premières interviews accomplies, le Tessinois avait rejoint les dirigeants de l’équipe, Frank Williams et Patrick Head (son associé et directeur technique) ainsi que les partenaires saoudiens qui avaient apporté à l’écurie les moyens de ses ambitions. Mais là où le brave «Rega» s’attendait à une joyeuse réception, il ne trouva qu’une ambiance de veillée funèbre. Certes, il avait gagné etavait concrétisé le formidable avènement du team anglais qui n’avait connu jusque-là que des années de galère. Cependant, la déception quant à l’abandon d’Alan Jones, le favori de la maison, avait pris le pas sur la célébration de ce premier succès.
C’était typique de Williams, qui était connu comme un grand sportif (avant l’accident qui le laissa tétraplégique, en 1986), un homme affable, sympathique et qui aimait les gens. Pourtant, avec les pilotes, ses rapports étaient souvent ambigus. En fait, il ne respectait que les gagneurs au pied lourd, sans trop d’états d’âme, dont Jones était le prototype. Regazzoni, au contraire, avait une approche de la course considérée comme plus «romantique». Deux ans plus tard, c’est Carlos Reutemann qui connut un sort à peu près semblable. Alors qu’il était en lice pour le titre, dans le dernier GP de la saison 1981 à Las Vegas, Williams laissa gagner Jones, offrant du même coup le championnat du monde à… Nelson Piquet, pilote de l’équipe Brabham. Piquet rejoindra ensuite Williams, cinq ans plus tard, où son féroce duel avec Nigel Mansell allait animer les saisons 1986-1987. Là encore, cette lutte profitera à un 3e homme, Alain Prost (McLaren), qui sera sacré en 86. Quant à Piquet, il s’imposera la saison suivante. Par conséquent, Mansell a dû attendre 1992 – et son retour de deux saisons agitées chez Ferrari – pour être enfin sacré. Deux championnats perdus sur l’autel d’une certaine façon de considérer ses pilotes.
«C’était un jeu pour lui»
Un autre pilote suisse allait graviter un peu plus tard dans l’ombre de Williams: Alain Menu. Pilote Renault UK, le Genevois s’imposait comme le «king» du très disputé BTCC, le Championnat d’Angleterre des voitures de tourisme. Et lorsque Renault délégua à Williams le soin de préparer, engager et faire courir ses voitures, Menu entra dans cette danse qui allait l’amener épisodiquement jusque dans le baquet des monoplaces de F1. «J’étais déjà avec Renault UK depuis deux ans (ndrl: 1993-94) lorsqu’ils ont signé avec Williams, je voulais savoir à quoi m’en tenir pour la suite et ils m’ont dit que c’était Williams qui décidait. C’est là que je l’ai rencontré pour la première fois. On discutait des clauses du contrat, qui portait sur les deux prochaines saisons, 1995 et 1996, en laissant, comme souvent, l’aspect financier pour la fin. Il m’a demandé combien je voulais, j’ai avancé un chiffre – basé sur ce que je gagnais avec Renault – et il s’est mis à rigoler! ‹C’est beaucoup trop, c’est pas possible, je peux t’offrir tant, tu peux prendre 10 minutes pour réfléchir.› Je ne voulais pas céder, lui non plus. Finalement on a transigé, j’ai accepté pour la première année, et lui pour la 2e. Deux ans plus tard, on a recommencé le même sketch pour le contrat 1997-1998, mais ça a duré 2 ou 3 mois. A la fin, j’ai obtenu ce que je voulais, mais en lui faisant une proposition sous forme de bonus par point marqué. Son avocat m’avait soufflé: ‹Arrange-toi pour ne pas lui faire perdre la face…› Une semaine après, Frank m’a dit ‹OK, we have a deal›. Je crois que c’était aussi un jeu pour lui!»
L’écurie d’abord
Pour avoir galéré pendant une dizaine d’années, depuis ses débuts – en 1969 – avec une Brabham privée qu’il alignait pour Piers Courage, Frank Williams ne laissait pas filer l’argent n’importe comment. Il a d’ailleurs perdu plusieurs de ses champions du monde, partis ailleurs parce qu’il leur refusait l’augmentation à laquelle ils estimaient avoir droit. Plutôt que de payer un ou deux millions – à cette époque – de plus à un pilote, il préférait consacrer cette somme à la bonne marche de l’entreprise, selon un credo très répandu dans les sports mécaniques: «c’est l’écurie qui fait gagner le pilote, pas l’inverse».
En parallèle du BTCC, Menu se retrouva ainsi propulsé dans le baquet de la FW16 de F1, toujours en 1995. «Allô Alain? C’est Frank. On va faire un test à Silverstone, ni Damon (ndlr: Hill), ni David (Coulthard) ni Jean-Christophe (Boullion, le 3e pilote) ne sont disponibles, on s’est dit qu’on pouvait te le proposer. Est-ce que ça t’intéresse?› Je lui ai demandé: ‹Combien tu me payes?› Il m’a répondu: ‹Rien›. J’ai argumenté que j’étais professionnel, que je ne roulais pas pour rien. Finalement, il m’a proposé 250 livres sterling, c’était ‹peanuts›, mais il savait bien que je l’aurais fait gratuitement! Il connaissait bien les hommes…»
«C’était le pape»
Menu s’en sortit si bien qu’il fut appelé encore à d’autres reprises en F1, mais sans suite. Si ce n’est, avec le recul, d’excellents souvenirs: «Cela a été les meilleures années de ma carrière», résume-t-il. «C’est un peu ‹bateau› de dire ça, mais c’était un honneur de rouler pour lui. Frank Williams, c’était déjà une légende. C’est vrai qu’il avait un petit côté froid et intimidant. Je pense qu’il en jouait un peu. J’ai toujours été mal à l’aise en face de lui, même après quatre ans, peut-être aussi à cause de son handicap. J’ai appris à le connaître. Il était dur en affaire, mais honnête et sincère avec les gens qui bossaient pour lui. J’ai toujours gardé une petite distance. Mais c’était du respect: Frank, c’était plus qu’un chef! C’était le pape!»