Nous y sommes: l’Union européenne abolit le moteur à combustion. Le Parlement a décidé de réduire de 100% les émissions de CO2 des nouvelles voitures d’ici 2035. Et même si cela n’est mentionné nulle part explicitement, lorsque cette proposition sera appliquée, cela sera définitivement la fin du moteur à combustion. Le Parlement s’entoure bien évidemment de précautions en disant que certes, il faut prendre en compte l’ensemble du cycle de vie des voitures, mais son message de tolérance zéro pour le CO2 vise bel et bien uniquement les autos thermiques. A Bruxelles, on n’envisage même plus les carburants synthétiques ou naturels comme de potentielles solutions, même s’ils permettraient aux moteurs à combustion de fonctionner avec un bilan CO2 neutre. Il ne reste donc plus que la propulsion électrique, la pile à combustible et, en théorie, le moteur à combustion à hydrogène.
Rien n’a encore été formellement négocié, mais on comprend déjà que le 0 g/km de CO2 sera imposé comme limite fixe et non plus comme «valeur cible». A l’avenir, il n’y aura plus d’exceptions, y compris pour les constructeurs de niche. Seuls les motos et les véhicules utilitaires ne sont pas concernés par ce changement. Comment en est-on arrivé là? Il faut revenir un peu en arrière, lors de la Conférence sur le climat de Glasgow à l’automne 2021. En Ecosse, plus de 70 000 politiciens, lobbyistes climatiques et entrepreneurs du secteur des technologies vertes ont décidé que la réduction des émissions de CO2 devait être la priorité absolue et que toute action de l’Union devait systématiquement être évaluée en fonction de son impact sur le climat. C’est alors simple à comprendre: l’enterrement du moteur à combustion s’inscrit dans le plan de l’UE intitulé «Fit for 55», qui vise à atteindre une sorte de neutralité carbone en Europe d’ici 2055. Dans les premières bases de discussion, on remarque cependant que cet horizon était encore ouvert sur d’autres possibilités technologiques: «La proposition est neutre sur le plan technologique et s’accompagne de mesures visant à promouvoir les carburants sans émissions et le développement de l’infrastructure de recharge.» Le Parlement aurait donc pu faire d’autres choix. Un amendement à l’interdiction, également traité mercredi dernier, prévoyait, en effet, précisément cela: les objectifs de réduction des émissions de CO2 devaient être atteints notamment grâce aux carburants produits de manière durable. Cependant, cette proposition a échoué, car la loi a fait de toute voiture rejetant du CO2 de son pot d’échappement un bouc émissaire.
Pour l’E-Fuel-Alliance, l’Association européenne pour les carburants synthétiques, cet échec est incompréhensible. Monika Griefahn, sa porte-parole, estime que l’interdiction des moteurs thermiques est même contre-productive: «Réduire les émissions et interdire les options non respectueuses du climat, voilà les éléments-clés que devrait comporter la politique climatique européenne. Malheureusement, de nombreux députés européens ont opté pour exactement le contraire. Le règlement actuel de l’UE sur les normes de CO2 pour les autos et les camionnettes, qui se concentre exclusivement sur les émissions à l’échappement, ne garantira pas une transition à temps vers une mobilité climatiquement neutre.»
Le Parlement ayant adopté la proposition par 339 voix contre 249, la balle est désormais dans le camp des gouvernements nationaux au sein du Conseil européen, qui devront se pencher sur sa réalisation. L’Allemagne a déjà donné son accord de bonne grâce. Les pays dans lesquels le degré d’électrification est faible, comme les pays d’Europe de l’Est, mais aussi l’Italie, où seulement 4,6% des voitures neuves étaient électriques en 2021, sont moins enthousiastes.
Un demi-million d’emplois biffés
Même si l’argument de la protection du climat perdait de sa force, il serait toujours possible de mettre en avant les avantages pour le client, en disant notamment que grâce à l’interdiction du moteur à combustion, les voitures électriques devraient devenir moins chères. En observant les prix des voitures neuves, on constate que cela ne correspond pas à la réalité, car le marché des voitures électriques est limité. D’ailleurs, il le restera, car si les constructeurs conçoivent leurs moteurs à combustion pour une utilisation globale et peuvent les utiliser dans le monde entier moyennant quelques adaptations techniques, la propulsion électrique restera encore très longtemps un produit de luxe circonscrit à l’Europe occidentale et dont le potentiel de croissance est ainsi limité.
Autre argument du Parlement: la voiture électrique va créer de nouveaux emplois, en plus de rendre la mobilité moins chère. Vraiment? Sigrid de Vries, secrétaire générale de l’Association des fournisseurs européens de l’automobile, est convaincue du contraire. Elle estime qu’un demi-million d’emplois seront perdus, rien que chez les sous-traitants. «Il est certain que si l’on se concentre uniquement sur l’électromobilité, quelques emplois seront créés, mais pas dans les mêmes régions, ni dans les mêmes entreprises, ni avec les mêmes qualifications», prévoit-elle.
Si vous avez prêté attention aux récentes présentations stratégiques des constructeurs automobiles, vous avez certainement remarqué ce paradoxe: avec une franchise surprenante, les constructeurs disent vouloir vendre à l’avenir moins de voitures, mais avec une marge plus élevée. En d’autres termes, cela signifie une baisse des coûts de développement et de production ainsi qu’une hausse du prix de vente – heureux celui qui pourra continuer à s’offrir une voiture! En outre, produire moins de voitures nécessite aussi moins d’emplois, non seulement chez les fournisseurs, mais aussi chez les constructeurs. Voilà qui est en flagrante contradiction avec les promesses mirobolantes des politiciens européens.
Même si les coûts des voitures électriques devraient baisser grâce aux progrès et aux économies d’échelle, de nombreuses personnes ne pourront pas s’offrir une voiture neuve à l’avenir et elles devront se contenter d’une voiture à essence d’occasion. Le pronostic de la Commission européenne sur la baisse des prix de la mobilité individuelle n’est rien d’autre qu’une prédiction alambiquée dans une boule de cristal trouble. Si le moteur à essence devient un produit de niche, le prix de l’essence aura tendance à augmenter plutôt qu’à diminuer. En fermant la porte aux carburants synthétiques, l’UE se met elle-même des bâtons dans les roues pour la décarbonisation de la flotte existante. Le développement des e-fuels sera peu lucratif s’ils ne sont plus vus comme une option ayant de l’avenir. Ici, seul Porsche se positionne clairement en disant s’en tenir au «triptyque» électrique, plug-in et carburants synthétiques, comme l’a annoncé le constructeur.
Incertitude et désaccord
Toutefois, pour de nombreux constructeurs, la motivation à investir des sommes importantes dans la recherche d’une technologie dont la date d’expiration a déjà été fixée devrait être limitée. Si la décision a été bien accueillie par les constructeurs qui avaient de toute façon déjà fixé une date de sortie pour le moteur à combustion ou qui – comme Ford et Volvo – avaient même activement demandé son interdiction, le son de cloche est moins strident chez d’autres marques. Ainsi, selon Oliver Zispe, CEO de BMW et président de l’ACEA, l’association européenne des constructeurs automobiles, il ne faut rien précipiter: «Compte tenu de la volatilité et de l’incertitude que nous vivons jour après jour dans le monde entier, toute réglementation à long terme allant au-delà de cette décennie est prématurée à ce stade précoce», a-t-il déclaré.
Les premiers effets de cette décision devraient se faire sentir bien avant 2035. Dès les prochaines années, les constructeurs devront rendre leurs moteurs compatibles avec la nouvelle norme antipollution Euro 7, qui devrait entrer en vigueur en 2025 ou 2026. Les adaptations techniques impliquent des investissements considérables, un traitement étendu des gaz d’échappement sera peut-être nécessaire (lire page 16). Les constructeurs automobiles réfléchiront à deux fois pour savoir si ces investissements dans une technologie qui ne pourra plus être utilisée valent encore la peine. Certes, la Chine a déjà en partie des valeurs limites pour les émissions des moteurs à combustion nettement plus basses que la norme Euro 6. Ainsi, les normes chinoises et Euro 7 seront proches. Les constructeurs ne savent pas encore si le développement des moteurs se déplacera à l’avenir vers la Chine. Selon le groupe de réflexion bâlois Carnot-Cournot, ce sera le cas: «La Chine fournira à l’avenir les moteurs qui resteront nécessaires ici aussi.»
La Suisse, une île?
Il reste encore une question cruciale: est-ce que cette interdiction sera également appliquée en Suisse? Alors que la Confédération reprend tacitement les normes antipollution dans le cadre de l’homologation des voitures neuves, la situation juridique est différente dans ce cas. La loi sur la tolérance zéro en matière d’émissions de CO2 des voitures particulières fait partie du «Green Deal» de l’Union européenne, auquel la Suisse a pu se soustraire jusqu’à présent. Aujourd’hui déjà, le Conseil fédéral impose aux importateurs suisses de voitures des valeurs limites de CO2 et des amendes différentes de celles de l’Union européenne.
Comme les constructeurs continuent à fabriquer des moteurs à combustion pour le monde entier et que les importateurs suisses peuvent décider eux-mêmes de ce qu’ils veulent vendre, la Suisse trônera peut-être comme un îlot de voitures thermiques au milieu de la «mer électrique» européenne. Andreas Burgener, directeur de l’Association des importateurs Auto-Suisse, explique clairement l’opinion des importateurs face à cette décision de l’Union européenne: «Les interdictions ne sont jamais la bonne solution, surtout dans ce cas. Si une technologie n’est plus vendue, les fonds pour la recherche et le développement vont ailleurs. Il n’est alors plus possible de progresser sur les thèmes de la réduction des émissions et de l’augmentation de l’efficacité.» Les fournisseurs qui se sont déjà spécialisés dans les propulsions électriques ont, eux, un avis positif, comme Christoph Erni, fondateur et directeur de Juice Technology. Jusqu’à présent, il n’était pas favorable aux interventions de l’Etat et faisait l’éloge dans la RA du modèle suisse n’accordant pas subventions à l’e-mobilité. «La décision du Parlement européen a valeur de signal. Depuis que la Commission européenne s’est engagée en faveur du ‘Green New Deal’ pour une nouvelle politique climatique, énergétique et des transports, la direction à prendre est claire. Une tergiversation sur le trafic individuel motorisé irait à l’encontre de cette volonté.» Reste à savoir si cette demande des politiciens européens est la bonne.
140 ans de développement: un aperçu des principales étapes
Le développement du moteur à combustion se poursuivra, en dépit de l’interdiction européenne. En effet, un grand nombre d’autres pays continueront sa commercialisation au cours des prochaines décennies. Toutefois, c’est bien à l’industrie automobile européenne que l’on doit les innovations les plus notables du moteur à combustion. De façon paradoxale – ou pas – les différentes normes d’émissions polluantes ont stimulé la recherche, transformant le propulseur en une unité de haute technologie. Le propulseur que l’on connaît aujourd’hui n’a, en effet, plus grand-chose en commun avec l’invention originelle, attribuée à Nikolaus August Otto. Toutefois, l’idée de base remonte à bien plus loin, le Suisse Isaac de Rivaz avait déjà déposé un brevet pour un moteur à combustion interne au début du 19e siècle. En 200 ans, le moteur thermique a connu de nombreux chamboulements, certaines innovations apparaissant et disparaissant. Nous pensons au moteur diesel, qui connaît une lente descente aux enfers, depuis le scandale du dieselgate (2015).
1877: le moteur «Otto»
L’usine Deutz présente le premier moteur à quatre temps, appelé plus tard «moteur à allumage commandé». Gottlieb Daimler, Wilhelm Maybach et Nikolaus August Otto sont à la tête de cette entreprise.
1893: le carburateur à gicleurs
Le carburateur à gicleurs avec cuve à flotteur remplace l’ancien carburateur à membrane. Il permet ainsi de pulvériser non seulement de l’essence légère, mais aussi de l’essence normale.
Années 1970: le catalyseur
L’obligation d’installer un catalyseur en Californie, puis en Europe, exige l’emploi d’une sonde de régulation lambda et de l’injection d’essence. Le moteur à essence devient plus puissant et plus propre.
Années 1980: allumage électronique et régulation du cliquetis
L’essence au plomb devient interdite. Pour éviter l’auto-allumage du mélange, des capteurs de cliquetis et un allumage à régulation électronique font leur apparition.
Années 2010: turbo et downsizing
Le turbocompresseur souffle dans les moteurs à essence depuis les années 1960; au début des années 2000, on les utilise comme un moyen de diminuer la cylindrée des moteurs, sans sacrifier la puissance.
Années 2020: e-carburants
Les carburants synthétiques sont au point, et des marques optimisent leurs moteurs pour cette essence de synthèse. Les espoirs reposent sur le secteur de l’aviation et des véhicules utilitaires. Trop tard?
La fin des stations-service?
Si, à partir de 2035, les voitures particulières et les véhicules utilitaires légers équipés d’un moteur à combustion ne peuvent plus être vendus, la situation deviendra de plus en plus difficile pour les stations-service – même si celles-ci ne disparaîtront pas immédiatement. Selon l’Office fédéral de la statistique, l’âge moyen d’une voiture de tourisme en Suisse est d’environ 8,5 ans, avec une légère tendance à la hausse. Sur les 6,3 millions de voitures de tourisme actuellement immatriculées, plus d’un tiers a même plus de dix ans.
Après la vente des dernières voitures à combustion en 2034, celles-ci circuleront donc encore un bon moment sur les routes. Comme aucune interdiction n’a (encore) été prononcée pour les véhicules utilitaires lourds, ceux-ci continueront d’avoir besoin d’un réseau de stations-service. Là, ils font surtout le plein de diesel, ce qui pourrait également se répercuter sur l’offre et le prix dans les stations-service. Le diesel va-t-il ainsi redevenir populaire au cours des dernières années du moteur à combustion?
L’Europe fait cavalier seul
Il faut une certaine dose de confiance en soi pour croire que l’on sauvera la planète. C’est bien ce que veut faire Bruxelles, en bannissant les moteurs à combustion interne à partir de 2035. Toutefois, en-dehors des confins de l’Union européenne, on n’a que peu d’intentions d’enterrer le moteur thermique. Pour l’heure, seul le Canada envisage sérieusement d’interdire le moteur à combustion au niveau national, à l’horizon 2040. Toutefois, le pays nord-américain ne va pas aussi loin que l’UE, puisque les hybrides rechargeables continueront d’être commercialisées. Leurs voisins du sud, les Etats-Unis, vont encore plus lentement en direction d’une interdiction: seule la Californie souhaite interdire les moteurs à combustion interne d’ici 2035.
En analysant les chiffres de vente, on s’aperçoit que sur les 68 millions de voitures particulières immatriculées pour la première fois en 2020, 12 millions atterrissaient en Europe (17,5%). Si l’on rassemble encore les 1,5 million de voitures vendues au Canada et celles écoulées en Californie (1,6 million), on arrive à peine à 22,2% du marché mondial. Ce qui signifie que le moteur à combustion peut encore prospérer sur les trois-quarts du marché restant. Et c’est un minimum, car le nombre de voitures vendues par année continue de croître dans le monde: la Chine a absorbé 21,5 millions d’autos neuves en 2020, soit deux fois plus que l’Europe entière. Les Etats-Unis se sont arrêtés à 4,3 millions, la Russie à 1,6 million.
Développement en Chine
On le comprend, en «engloutissant» près d’un tiers de la production mondiale, la Chine jouera un rôle décisif; c’est elle qui déterminera la propulsion de demain. L’Empire du Milieu s’est longtemps contenté de reprendre les normes «Euro» pour les émissions de gaz polluants, mais il suit désormais sa propre voie. Une voie nettement plus sévère: la norme 6a, actuellement en vigueur en Chine, autorise seulement la moitié des émissions de gaz polluants, en comparaison avec la norme Euro 6d.
Nouveau tour de vis en juillet 2023, avec l’arrivée de la norme chinoise 6b, beaucoup plus stricte. Le moteur à combustion peut, dès lors, y prospérer encore longtemps, comme la faîtière des constructeurs automobiles chinois l’a souligné en octobre dernier. Le pays prévoit d’autoriser à la circulation seulement les voitures «écologiques», mais ce terme n’exclut aucune technologie.
Au vu des potentialités commerciales qui lui restent, le moteur à combustion interne continuera d’être développé par les constructeurs – et tant pis s’il sera interdit en Europe. Ironiquement, c’est le Vieux Continent qui a fait du propulseur thermique un agrégat de haute technologie; les différentes normes d’émissions de gaz, toujours plus sévères, ont poussé les constructeurs à développer des solutions toujours plus sophistiquées. Le propulseur que l’on connaît aujourd’hui n’a, en effet, plus grand-chose en commun avec l’invention originelle, attribuée à l’ingénieur allemand Nikolaus August Otto en 1867. Son fils Gustav Otto fondera BMW en 1917, avec l’ingénieur et pionnier de l’aéronautique Karl Rapp.