Avec son sens de la formule télégraphique, Niki Lauda l’avait rebaptisé «Le fou génial». Entre 1974 et 1977, l’Autrichien allait – avec Clay Regazzoni – signer l’une des ères les plus glorieuses de la Scuderia Ferrari, une de plus pour celui qui gérait alors pratiquement tous les aspects de la compétition de la marque de Maranello, l’ingénieur Mauro Forghieri. «Fou», parce que son tempérament volcanique, qui s’exprimait autant par le geste que par la (forte) parole, était aux antipodes du pragmatisme froid du pilote autrichien. Et «génial» parce que celui qui était souvent surnommé simplement «l’Ingegnere» était un visionnaire multitâche, capable d’intuitions gagnantes, véritable touche-à-tout de la mécanique, un leader dans l’organisation et pour ses équipes. Cinquante-sept victoires en Grand Prix, 16 titres mondiaux répartis entre sept couronnes «constructeurs» et quatre titres «pilotes» en Formule 1, plus cinq en sport-prototypes, ont adoubé l’oeuvre de Mauro Forghieri, ce qui en fait aujourd’hui encore le directeur technique le plus prolifique de l’histoire de la marque au petit cheval cabré sur fond jaune.
Né en 1935 (le 13 janvier) à Modène, Mauro Forghieri est arrivé chez Ferrari en 1960, tout juste sorti de l’Université de Bologne avec son diplôme d’ingénieur en mécanique sous le bras. Il y a tout de suite appris le métier sur le tas, jeté dans le grand bain du département compétition – en tant que motoriste – sous les ordres du directeur technique Carlo Chiti. Mais lorsque ce dernier a claqué la porte de Maranello, emmenant avec lui quasiment tout le staff technique, en octobre 1961, Enzo Ferrari – déjà convaincu par le potentiel de sa jeune recrue – lui a alors confié le poste de responsable de la compétition. Ce job couvrait à la fois la Formule 1 et les sport-prototypes. A 26 ans seulement, Mauro Forghieri avait des doutes: «Ça me fait peur, je n’ai pas d’expérience», dit-il au Commendatore. Qui lui a simplement répondu: «Fais ce que tu sais faire, donne tout, et n’aie pas peur. Rappelle-toi que moi, je suis là».
Hurler plus fort que les autres
Au total, Forghieri allait rester 28 ans à Maranello, jusqu’en 1987, lorsque – après avoir dû partager ses prérogatives avec l’ingénieur anglais Harvey Postlethwaite, dont la maîtrise des phénomènes aérodynamiques avait poussé le Commendatore à lui donner toujours plus de responsabilités – il s’est retrouvé «promu» à un poste qui ne lui plaisait qu’à moitié. A cette époque, l’entreprise Ferrari entrait dans le giron du Groupe Fiat. Mauro Forghieri a donc décidé de partir, malgré tout ce qui le liait au vénérable «Grande Vecchio» (le Grand Vieux), comme on surnommait respectueusement le patron fondateur dans les couloirs de l’usine. «Ferrari était un homme d’intuition», a confié Forghieri à son ami Pino Allievi de la Gazzetta dello Sport, «il m’a créé, et à la différence de ce qui s’est passé avec d’autres, il ne m’a pas détruit. On a eu des discussions acerbes, il hurlait, mais je hurlais plus fort que lui. Et à la fin, on s’entendait. C’était un homme exceptionnel, qui donnait le maximum de liberté à ses collaborateurs, les poussant à innover».
Un projet de voiture électrique
Leur séparation s’est faite dans la simplicité, à l’image de la relation de confiance et de respect qui les unissait depuis trois décennies. «Je lui ai simplement dit: je m’en vais», s’est souvenu récemment Forghieri, «il m’a répondu: pars donc», ajoutant «je ne vais pas tarder moi non plus». Prémonition? Quelques mois plus tard, le 14 août 1988, le créateur de la plus mythique des marques automobiles quittait ce monde.
Mauro Forghieri est ensuite passé chez Lamborghini, où il supervisait la conception du moteur V12 de F1 qui allait propulser les Lola de l’écurie Larrousse en 1989, avant de rejoindre Bugatti – où il a participé à la conception de la EB110 – jusqu’en 1994, date à laquelle il fonde sa propre entreprise, Oral Engineering. Il y sous-traitait de nombreux projets (dont, avec Paul Rosche, le prototype du moteur V10 BMW monté dans les Williams F1 en 2000), et pas seulement pour l’industrie automobile. A la fin des années 80, il avait même travaillé sur un projet de voiture électrique! En bon visionnaire, il était une nouvelle fois en avance sur son temps…
Avec les meilleurs
Tout au long de son parcours, Forghieri a signé plusieurs bolides qui ont marqué l’histoire de Ferrari. A l’image de la mythique 250 GTO, la magnifique 330 P4 championne du monde des marques 1967 («la plus belle», disait-il), les F1 de la génération 312, de la superbe 312B de 1970 à la glorieuse 312T des deux titres de Lauda en 1975 et 77, puis la T5 de Jody Scheckter en 79), jusqu’à la 126 C2 de 1982 à moteur turbo et effet de sol. Forghieri savait aussi s’entourer des meilleurs collaborateurs, n’hésitant jamais à les mettre en avant. Et il a travaillé – outre Lauda, Regazzoni et Scheckter, déjà cités – avec les meilleurs pilotes de différentes époques, de John Surtees à René Arnoux en passant par Chris Amon, Mario Andretti, Lorenzo Bandini, Jacky Ickx, Arturo Merzario, Didier Pironi, Carlos Reutemann, Pedro Rodriguez, Patrick Tambay, Gilles Villeneuve, entre autres. Tous ensemble, ils ont écrit une histoire unique, en des temps où – bien avant les ordinateurs et leurs programmes standardisés – tout émanait directement du cerveau des hommes. Unis par la même passion, et la même quête de perfection.
Jean Campiche: «les décibels montaient vite!»
Détaché par Heuer, puis Longines en tant que responsable du chronométrage au sein de la Scuderia Ferrari de 1973 à fin 1986, le Vaudois Jean Campiche a côtoyé Mauro Forghieri durant 14 ans. «C’était un personnage exceptionnel, par son intelligence et l’étendue de ses qualités» relate Campiche. «Il a créé des moteurs, des châssis, des boites de vitesses, des suspensions, et cela veut tout dire. Des ingénieurs de cette dimension, on n’en trouve plus aujourd’hui!».
Corollaire incontournable, Mauro Forghieri avait aussi son caractère, «incroyablement fort, jusqu’à en être parfois buté» se souvient Jean Campiche. «Avec l’avènement des premières monoplaces à effet de sol, à la charnière des années 70-80, les Ferrari ne se distinguaient pas par leur tenue de route. Un jour, dans un Grand Prix d’Espagne je crois, il a quitté les boxes pour aller voir passer les voitures sur la piste. Quand il est revenu, j’ai entendu son téléphone au Commendatore, il lui disait: «Je dois parler avec les pilotes parce qu’ils empruntent de drôles de trajectoires». Il était tellement convaincu d’avoir raison qu’il ne démordait pas de ses idées. Je ne l’ai jamais entendu dire ‹peut-être›, mais c’est sans doute une qualité!».
Qualité de vie
Mauro Forghieri défendait toutes ses causes avec conviction, «et il ne fallait pas le contredire», sourit Jean Campiche. «Le paddock se souvient de lui pour ses éclats de voix, il parlait souvent très, très fort, et les décibels montaient vite quand on n’était pas d’accord avec lui. Toutefois, c’était très vite oublié. Il était incroyablement convivial, sympathique, et divertissant à l’extrême. Toujours de bonne humeur, aussi, dynamique, infatigable. Et très humain. C’est lui qui a poussé pour que les mécaniciens puissent manger autre chose que des sandwiches sur le pouce autour de la monoplace, conscient que la qualité de vie était importante pour faire du bon travail. C’était aussi un excellent manager, parce qu’il aimait bien les gens. Les pilotes l’appréciaient, et ça marchait, malgré ses coups de gueule…».
Photos: ©ARC