Le projet de la Commission européenne visant à réduire à zéro les émissions de CO2 des voitures neuves en Europe à partir de 2035 avait été annoncé par l’exécutif européen en juillet 2021. Depuis le 27 octobre dernier, il est une (dure) réalité puisque c’est précisément ce jour-là qu’il a été validé par les eurodéputés et les Etats membres. Certes, à proprement parler, la mise sur le marché des voitures thermiques neuves ne sera pas totalement interdite puisque les constructeurs pourront toujours continuer à en vendre mais ils seront alors soumis à d’importantes sanctions. Aussi, dans les faits, c’est tout bonnement l’enterrement des véhicules neufs à essence et diesel que l’Union européenne a agendé à 2035. Ces instances politiques prennent ainsi le risque de réduire à néant un siècle de développement automobile. Pour les amateurs passionnés – comme les lecteurs de la Revue Automobile –, c’est véritablement le coup de massue.
Evidemment, cette cruelle décision soulève une question: les autorités helvétiques, qui ont pour habitude de reprendre bon nombre de règles édictées de l’autre côté des frontières, comptent-elles également adopter celle-ci? «La Suisse est formellement libre de ne pas adopter les valeurs cibles que l’UE s’est fixée dès 2035, car ces réglementations en lien avec la politique climatique ne sont pas couvertes par les accords bilatéraux», nous affirme l’Office fédéral de l’énergie (OFEN). En revanche, le 16 septembre dernier, «le Conseil fédéral a adopté le message relatif à la politique climatique 2025-2030 et l’a transmis au Parlement. A l’instar de ce que prévoit l’Union européenne, les valeurs CO2 cibles pour les véhicules seront renforcées d’ici 2030. Par contre, le message ne se prononce pas quant à une éventuelle sortie des véhicules à combustion d’ici 2035. Le Conseil fédéral soumettra en temps utile à l’Assemblée fédérale des propositions pour le développement de la politique climatique pour la période post 2030», rajoute l’Office fédéral de l’énergie. Bref, il est encore trop tôt pour savoir à quelle sauce les automobilistes helvétiques seront mangés.
La Suisse à contre-courant?
Indépendamment de la décision qu’elle prendra, la Confédération peut-elle réellement se permettre de faire cavalier seul? Après tout, les constructeurs automobiles n’auront jamais les ressources suffisantes pour développer des véhicules spécifiques pour un pays de 8 millions et demi d’habitants. Cet avis, c’est aussi celui d’Andreas Burgener, directeur d’Auto-suisse, l’organe qui regroupe les importateurs helvétiques officiels: «Si l’UE suit effectivement cette voie, il n’y aura un jour plus d’offre de véhicules à moteur thermique en Europe, ce qui rendrait en fait caduque une interdiction supplémentaire en Suisse», explique-t-il à la Revue Automobile. Effectivement, sentant le vent tourner, la plupart des grands constructeurs automobiles avaient dejà agendé la fin du thermique à leur calendrier, et ce bien avant que le verdict de l’Union européenne ne tombe. Parmi ces nombreuses marques, certaines prévoient même d’en finir avec les hydrocarbures avant 2035: «Une électrification en forte croissance est fermement prévue pour la majorité des firmes. De nombreux constructeurs automobiles ont déjà pris des décisions en ce sens et prévoient d’abandonner les moteurs à combustion dans les voitures de tourisme et de livraison, du moins en Europe», poursuit Andreas Burgener. Quant à l’éventuelle importation en Suisse de véhicules thermiques provenant d’autres continents, elle «sera de plus en plus difficile à l’avenir en raison de la complexité croissante des systèmes d’assistance et autres prescriptions techniques», rajoute le directeur d’Auto-suisse. Dès lors, la question de la sortie helvétique du thermique paraît futile tant le destin de l’automobiliste suisse semble directement lié à celui de ses voisins européens.
Pourtant, il est primordial que la Suisse prenne le contrepied de la loi de l’UE, en appuyant la recherche et le développement d’autres technologies. «En fait, ce ne sont pas les moteurs à combustion qui devraient être interdits, mais bien les énergies fossiles en tant que telles», affirme Christian Bach, chef de laboratoire des technologies de propulsion de véhicules à l’Empa (Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche). Il s’explique: «Selon le plan européen, les véhicules à moteur à combustion vendus avant 2035 pourront continuer à être utilisés après cette date. Evidemment, s’ils utilisent des carburants fossiles, ils continueront à émettre du CO2. Voilà pourquoi il serait à mon avis préférable que les voitures utilisent le plus tôt possible du carburant synthétique propre».
Les carburants synthétiques sont produits à partir d’hydrogène et de CO2 grâce à des procédés de synthèse dans les régions disposant d’importantes ressources énergétiques inutilisées (par exemple dans les régions désertiques ou côtières). Leur combustion est neutre en carbone puisqu’elle ne dégage que la quantité de CO2 qui a été captée au préalable lors de leur production.
Un sursis en Europe aussi
En réalité, dans son approche, l’UE s’est elle aussi laissée l’opportunité de développer la filière des carburants synthétiques. Malheureusement, elle est assortie d’une clause temporelle de viabilité industrielle. En effet, alors que la nouvelle loi européenne semblait avoir scellé le sort du moteur thermique, le gouvernement allemand, prenant soudainement conscience de son savoir-faire industriel, a rajouté en dernière minute une disposition permettant aux constructeurs de continuer de vendre des voitures thermiques. A condition bien sûr qu’elles utilisent du carburant neutre en carbone, autrement dit des carburants synthétiques. Cette adjonction a permis à Volker Wissing, le ministre fédéral des Transports allemand, d’affirmer que «l’interdiction du moteur à combustion interne était ainsi rayée de la carte». Dans les faits, il s’agit davantage d’un sursis octroyé au moteur à combustion puisque ses défenseurs n’auront que quatre ans pour convaincre les législateurs européens que les carburants synthétiques sont capables ou non de répondre à la politique du «zéro-émission». En effet, en 2026, l’Union européenne jugera à nouveau de la viabilité de la technologie, remettant ainsi une nouvelle fois le sort du moteur thermique en jeu. Pour l’heure, au-delà des frontières, seuls Porsche et Bosch semblent véritablement miser sur la technologie. En Suisse, elle est surtout représentée par Synhelion, une entreprise qui a fait parler d’elle récemment en annonçant avoir produit à échelle industrielle, dans une usine allemande, du kérosène d’aviation neutre en carbone.
Les investissements sont en route
Du côté des politiques helvétiques, les sons de cloche différent quant à la reprise ou non de la loi européenne. D’un côté, Thomas Hurter, un membre de la Commission des Transports et des télécommunications du Conseil national, pense qu’il «serait intéressant de creuser la piste des carburants synthétiques car ils permettent de convertir rapidement tous les véhicules à moteur thermique. En outre, il ne serait pas nécessaire de construire de nouvelles infrastructures; toutes les voitures, stations-service et autres véhicules de ravitaillement pourraient être conservés. Au contraire, l’électrification engendre de grands changements.» Qui sont eux aussi émetteurs de CO2.
Cet avis, Christian Wasserfallen, membre du Conseil national, le partage également: «Si l’on souhaite continuer à réduire les émissions de dioxyde de carbone, il est primordial de continuer à développer le moteur à combustion et son carburant de demain, les Synfuels (ndlr: les carburants synthétiques en anglais). Les entreprises sont nombreuses à investir dans cette technologie. Aussi, il est important de ne pas interdire le thermique. Autrement, toutes les recherches cesseront immédiatement.» Au contraire, dans son initiative parlementaire visant à supprimer les «nouvelles voitures à moteur à combustion interne à partir de 2035», Gabriela Suter, membre du Parti social-démocrate suisse, invite notre pays à «agir au pas avec l’UE». Verdict d’ici quelques années sans doute.
Enjeu écologique ou pas, beaucoup regrettent que l’avenir de l’une des plus belles inventions de l’homme, le moteur à combustion, se retrouve aujourd’hui à ce point acculé. De nombreux s’accordent à dire que c’est au marché de décider du sort des technologies. Et il est certain que s’il n’y avait que les automoblistes pour décider, le thermique aurait encore de beaux jours devant lui.