Pour une fois, il s’est fait souffler la politesse. Elon Musk a, une fois n’est pas coutume, été devancé par ses concurrents en matière d’annonce-choc. La rumeur voyait en effet le fantasque patron de Tesla promettre une voiture électrique très bon marché, lors de sa conférence aux investisseurs, le 10 mars dernier. Finalement, il annoncera uniquement quelques baisses de prix supplémentaires au sein de sa gamme, arguant que le «désir de posséder une Tesla est extrêmement fort. Le facteur limitant est la capacité à payer pour une Tesla». C’est en réalité Volkswagen qui sortira l’artillerie lourde dans la guerre pour la voiture électrique abordable: la marque allemande présentait la semaine passée l’ID.2all, un concept préfigurant une citadine électrique à moins de 25 000 euros, prévue pour 2025. Même du côté de General Motors, on a décidé d’accélérer la cadence, le groupe présentera plus tard cette année une variante électrique du SUV Chevrolet Equinox, vendue à 30 000 dollars sur le marché américain. GM propose aussi la Bolt en-dessous de ce seuil.
Si ces acteurs traditionnels du marché automobile commencent à frapper fort dans la guerre pour la voiture électrique, ce n’est pas juste pour contrer Tesla. Ils savent que la menace vient d’Asie, de l’Empire du Milieu plus particulièrement. «Il y a aujourd’hui une nouvelle technologie et une lutte pour s’établir comme leader, lance Peter Murmann, professeur pour le management stratégique et directeur de l’institut de gestion d’entreprise de l’Université de Saint-Gall. Les Chinois ne sont désormais plus en retard sur les constructeurs traditionnels, comme par le passé. Nio offre par exemple une qualité très élevée. Je ne serais pas étonné que les constructeurs chinois s’établissent en Europe dans les segments inférieurs.»
Moins de 30 000 euros
Effectivement, ces derniers mois, Nio, mais aussi des noms comme BYD, Aiways, Geely (Polestar, Smart, Lynk & Co) et SAIC ont débarqué en force sur le Vieux Continent. C’est notamment le groupe SAIC, via sa marque MG, qui a fait frissonner ses concurrents en proposant la MG 4, une auto électrique, vendue en-dessous de 30 000 euros. Cette compacte, récemment débarquée en Allemagne, en France et en Italie mais pas encore Suisse, est vendue dans sa version d’accès à environ 30% moins cher qu’une Volkswagen ID.3. Certes, la compacte allemande offre une autonomie supérieure (426 km contre 350 km) grâce à sa batterie plus grande – 58 kWh contre 51 kWh – mais la différence de plus de 10 000 francs entre les deux sera certainement plus parlante pour les clients au portemonnaie mis à mal par l’inflation galopante. «Si les voitures chinoises coûtent 30% moins cher qu’une Seat et offrent une prestation équivalente, on peut imaginer qu’elles trouveront une clientèle», reconnaît Peter Murmann. Pour l’heure, on ne peut pas dire que les marques chinoises volent des parts de marché substantielles aux constructeurs traditionnels, en Europe; leurs ventes combinées y représentent à peine 1,5% du total. Le modèle chinois le mieux vendu en Europe, la MG ZS, pointait en 2022 au 34e rang parmi les voitures électriques, avec 19 146 unités, selon JATO Dynamics. On est encore très loin des 137 000 unités écoulées par le leader européen, la Tesla Model Y. Le professeur estime cependant que les chinois connaîtront une trajectoire similaire à celle des marques japonaises: «L’industrie automobile chinoise est similaire à l’industrie japonaise dans les années 1970, quand celle-ci offrait des voitures de haute qualité à des prix bas. Elles se sont bien implantées aux Etats-Unis, car la qualité des voitures locales n’était pas si forte.»
Tesla «saigne» ses concurrents
Même s’il s’est fait voler la vedette par deux «dinosaures» de l’automobile, Tesla n’a de loin pas dit son dernier mot dans cette bataille pour la voiture électrique bon marché. Le constructeur américain reste le plus grand acteur de l’automobile électrique au niveau mondial, avec plus de 1,3 million de voitures vendues en 2022, soit 400 000 de plus que son plus proche rival, BYD.
Grâce aux volumes, Tesla dispose d’une arme redoutable: les prix. Tesla a en effet revu plusieurs fois les prix des Model Y et 3 à la baisse ces derniers mois, notamment en Chine, avec des rabais allant jusqu’à 20%: une Model Y d’entrée de gamme était vendue 259 900 yuans au début l’année, soit 35 000 francs au change (contre 46 900 francs dans nos contrées). Le tarif de la Model Y dans l’Empire du Milieu est entretemps remonté de 2000 yuans, soit 270 francs.
Tesla peut se permettre ce genre de manœuvres car le constructeur est assis sur un très gros coussin de marge et il a décidé d’en sacrifier une partie. «Tesla veut ainsi faire saigner les constructeurs traditionnels, explique Peter Murmann. Cette stratégie leur fait mal, car ils ne gagnent pas ou peu d’argent sur les voitures électriques. Pour eux, la transition vers la voiture électrique deviendrait très difficile. C’est une manœuvre très agressive de la part de Tesla.» Les marges de Tesla, qui ont passé de 27,9% à 25,9% entre les troisième et quatrième trimestre de 2022, restent toujours confortables: Reuters estime que le constructeur américain gagne encore 15 000 dollars par voiture, soit le double réalisé par Volkswagen, le quadruple atteint par Toyota et cinq fois ce que récolte Ford par auto. Un comble pour le constructeur à l’ovale bleu, lui qui avait justement établi son succès sur la production de masse, en fabriquant la T à très grande échelle au début du 20e siècle. Cette pression sur les prix a d’ailleurs obligé les constructeurs européens traditionnels à délocaliser la production des modèles d’entrée de gamme en Chine. Mercedes produit là-bas en effet la Smart #1, au sein de la co-entreprise avec Geely; BMW fera sortir la Mini Electric des usines de Great Wall, situées dans la province de Jiangsu, dès 2025.
La fidélité des clients
Si la voiture électrique a pavé la voie à de nombreux acteurs de l’Empire du Milieu – le nombre de start-ups chinoises engagées dans l’électrification serait passé de 500 à 1000 en à peine quelques années – pas toutes ne survivront. «Le temps joue contre elles, estime Peter Murmann. Si tous les constructeurs traditionnels de voitures proposent des voitures électriques, il n’y a dès lors plus de places pour elles.» Les marques établies comptent la plupart déjà au moins un modèle électrique dans leur gamme; toutes annoncent des plans d’électrification massifs pour l’avenir, avec des investissement de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Il faut dire que la future réglementation européenne, qui prévoit – pour l’heure! – une interdiction des ventes de voitures à moteur thermique en 2035 ne leur laisse pas le choix.
L’expert de l’Université de Saint-Gall est plus sceptique sur le fait que l’argument du prix fasse aussi mouche dans les segments les plus élevés. «La fidélité à une marque n’est pas un aspect secondaire, je pense que ce ne sera pas simple pour des marques comme Rivian ou Lucid de s’implémenter en Allemagne, car cela m’étonnerait qu’un acheteur traditionnel de Mercedes passe à l’une de ces marques.» La bataille ne fait que commencer et promet d’être très longue.