Chrisian Heussi était une légende. Spécialiste des voitures classiques françaises, en particulier de la Traction Avant de Citroën, il possédait un incroyable roadster 11 BL bleu, connu de tous au sein de la communauté des passionnés de la firme aux chevrons. Et son expertise d’être appréciée de tous. Malheureusement, Christian Heussi est décédé au début de l’année à l’âge de 80 ans, ce qui a provoqué la fermeture de son atelier de Galgenen (Schwytz). L’endroit où se trouvent son équipement et ses pièces de rechange n’est pas encore trouvé un repreneur. Néanmoins, de son vivant, il avait décidé que sa Traction Avant bleue reviendrait à Roche Luder.
Ce dernier n’est autre que le fils de la compagne de Christian Heussi. Il a donc été en contact avec les voitures ancienne dès son plus jeune âge, en prenant souvent place sur le siège passager. Plus tard, une fois son permis d’élève conducteur en poche, c’est en Traction que son premier cours lui a été prodigué. A ses côtés, Christian Heussi jouait les instructeurs patients.
Suite à des problèmes de santé survenus fin 2018 lui ayant fait pressentir que certaines choses devaient être réglées, Christian Heussi avait rédigé un acte de donation, au profit de Roche Luder. La bonne nouvelle, c’est qu’avec lui, la Traction s’est dégotée un nouvel ange gardien.
Une pièce unique
La Citroën 11BL n’a été construite en roadster que de 1937 à 1939. Le L désigne une Traction Avant à empattement court et voie étroite, la «Légère». Malgré la dénomination propre à Citroën, il ne s’agit pas d’une voiture de sport spartiate, mais bien d’un cabriolet confortable, avec une capote rabattable et des vitres latérales à manivelle. Le pare-brise peut même être rabattu. Comme la berline et les grandes «Familiale» et «Commerciale», la voiture est de construction autoportante, avec tous les avantages qui ont fait la réputation du modèle: traction, suspension indépendante, freins hydrauliques et centre de gravité rabaissé.
Roche Luder montre du doigt le levier de vitesses de son roadster: il y en a quatre! La Traction Avant était pourtant connue pour trois rapports, «seulement». «Christian avait trouvé une boîte à quatre vitesses dans une bourse française de pièces détachées. On lui avait expliqué à l’époque qu’elle provenait directement du bureau d’études de Citroën», explique Roche Luder. Et d’ajouter: «La quatrième vitesse est indispensable, le moteur est tellement sophistiqué». Cela se voit lorsque l’on soulève le capot de la machine: on y trouve un système à deux carburateurs, la culasse et le couvercle de soupape du moteur OHV sont en aluminium en lieu et place de la fonte.
La puissance est un mystère: «Probablement que seul Christian la connaissait. Cette Traction Avant a été officiellement mesurée à plus de 223 km/h sur circuit, c’est probablement la Citroën Traction Avant la plus rapide du monde!», poursuit Roche Luder. Pour éviter que la voiture ne s’envole, le châssis a également été modifié en conséquence: «La barre antiroulis avant est plus épaisse, mais elle reste néanmoins une pièce d’origine», précise le nouveau propriétaire.
En situation
C’est parti pour la balade. Nous roulons avec Roche Luder dans les environs de Wetzikon, dans l’Oberland zurichois. Le jeune homme, âgé d’à peine 24 ans, maîtrise parfaitement sa voiture, les passages de vitesses se font sans heurt, alors que le schéma de changement de rapports de la Traction Avant est inversé, la première étant située à l’arrière droit, ou plutôt en bas puisque le levier prend place sur le tableau de bord. Le moteur s’ébroue en ronronnant vigoureusement sous faible charge, tandis qu’en poussée, il claque à l’échappement. Si nécessaire, le roadster s’éloigne avec véhémence. Bien conscient du magnifique héritage que lui a légué Christian Heussi, le nouveau propriétaire fait preuve de respect et manœuvre la voiture avec prudence. Cela dit, la Traction Avant n’a jamais été une voiture de concours; c’est une voiture qui se conduit.
De temps en temps, il faut pouvoir improviser comme le montre le carburateur arrière, recouvert d’une couche de mastic. «Le carter s’est fissuré lors d’un rallye, le mastic lui a permis de tenir», nous éclaire Roche Luder. Pour l’entretien et les petites réparations, le jeune homme fait partie d’une communauté de six garagistes de Wetzikon, tous des passionnés de voitures anciennes. Le jour de notre visite se tenait une réunion. L’objectif? Faire de l’espace pour stocker les voitures des six comparses, venus au rendez-vous en NSU RO 80 et en Audi 80 de deuxième génération. «Christian Heussi a également amélioré les freins, qui proviennent d’un camion, «le Citroën U23», précise Roche Luder avant d’amorcer un virage. Outre le roadster, le jeune passionné possède aussi une Traction Avant berline et une Ginetta G4, le modèle du constructeur anglais de petites séries, avec un châssis de Hillman Imp et un moteur en aluminium OHC conçu par Coventry Climax. Mais la Traction Avant Roadster est «la» voiture de Christian Heussi. Elle est donc sa préférée.
Elle impressionne
La 11BL Roadster montre de manière impressionnante le potentiel d’une Citroën d’époque. La rédaction se souvient d’une conversation avec Christian Heussi, au cours de laquelle il avait décrit comment il parvenait à tenir une Jaguar SS 100 ou une BMW 328 sur un circuit au volant de sa Citroën. Certes, la Française ne dispose pas de la même puissance mais en matière de châssis et de freinage, le roadster montre encore aujourd’hui la supériorité de sa conception révolutionnaire, qui était ultramoderne à l’époque. Il en va de même pour la carrosserie ouverte autoportante. Elle se révèle étonnamment résistante à la torsion, même si le confort de suspension est bien plus sec que ce que l’on pourrait attendre d’une Citroën. En revanche, la réactivité des barres de torsion est très bien dosée, malgré une barre antiroulis plus épaisse. L’habitacle en revanche ne change guère: la banquette avant offre un maintien latéral très limité. A tel point qu’il est très difficile de rester en place derrière le volant lorsque le rythme de conduite s’accélère. Une recherche rapide sur Internet révèle toute une série d’images de la Traction Avant avec Heussi au volant, dans une inclinaison latérale époustouflante, notamment sur le col du Klausen.
Lors de sa dernière participation (2006), il a franchi la ligne d’arrivée au sommet du col en 31’11’’61, en deuxième position dans la catégorie des voitures de sport 1931-1939 jusqu’à 2000 cm3 de cylindrée. Un temps respectable pour un parcours de 21,5 kilomètres avec une voiture de 1938. Roche Luder se fait un peu plus discret aujourd’hui, bien qu’il participe également à des rallyes de voitures anciennes au volant de sa Citroën. Mais le son puissant du moteur à quatre cylindres, qui s’échappe de l’arrière d’un pot d’échappement à la taille respectable, donne envie d’appuyer sur le champignon. Lorsque l’en pense à une «voiture ancienne amusante à conduire», personne n’aura l’image d’une Citroën en tête. Et pourtant, la voiture est franchement plaisante à emmener.
Sous la grande trappe de la longue poupe se dissimulent deux sièges supplémentaires. Vu de l’arrière, le roadster aux chevrons semble pour le moins surréaliste. C’est une chance que ce grand spécialiste de Citroën ait choisi l’un des jeunes passionnés de voitures anciennes les plus engagés et les plus honnêtes que nous ayons rencontrés pour devenir le prochain gardien de sa voiture.
Roche Luder fait mentir tous ceux qui prédisaient la fin de la voiture ancienne avec la disparition des baby-boomers. Il suffit de laisser venir les jeunes, de susciter leur enthousiasme et de prendre le temps de les écouter. C’est ce qu’a fait Christian Heussi, qui a laissé le jeune Roche, alors débutant, remuer les engrenages de sa Traction Avant, en faisant toujours preuve de sérénité et en se souvenant de ce qui lui était arrivé autrefois: «J’étais tout le temps malade en voiture quand j’étais petit, j’ai grandi à l’arrière d’une Traction Avant, mais je m’en suis remis à l’âge de 15 ans, puis cela s’est estompé avec le temps», nous disait encore Heussi au printemps 2019, lorsque nous l’avions rencontré.
Roche Luder appartient à une autre génération, utilise les réseaux sociaux, vit dans le présent et cultive sa passion avec ses amis, lors de sorties dédiées. Mais en matière de bonnes manières, le jeune est plutôt «old school»: après notre rencontre, il nous a encore remercié gentiment par message, en nous souhaitant une bonne semaine. Depuis cette rencontre, nous nous faisons un peu moins de soucis quant à l’implication de la «relève automobile». Et cela fait vraiment plaisir à constater!