Les chiffres sont connus. Mais parlons-en à nouveau: en Suisse, selon les valeurs communiquées par l’OFEV, l’Office fédéral de l’environnement, les émissions de CO2 liées au transport de marchandises et de personnes représentent 32,4% des émissions totales de gaz à effet de serre (GES), soit la part la plus importante des émissions totales, bien loin devant l’agriculture (14,2%), les ménages (16,6%), ou même l’industrie (24,1%). Si ces derniers secteurs rejettent des GES comme du méthane, du protoxyde d’azote ou des gaz synthétiques, les émissions liées au transport sont, elles, générées essentiellement sous forme de CO2, résultat de la combustion des différents carburants parmi lesquels l’essence, le diesel, le gaz naturel ou encore le kérosène. De ces 32,4%, le transport de personnes génère la plus grande partie des émissions de GES. Mais le transport de marchandises est, lui, aussi fréquemment pointé du doigt, d’autant plus qu’il a enregistré une forte hausse depuis 1990.
Electrification non adéquate
Si l’électrification semble désormais faire l’unanimité parmi les différents constructeurs de véhicules de tourisme, elle ne paraît pas adéquate pour le secteur du transport de marchandises, comme l’explique l’ingénieur et Dr. en physique de l’EPFL, Yves Loerincik: «On sait bien qu’il va y avoir une émergence des voitures électriques. Ça semble évident aujourd’hui. Par contre, on se rend compte que l’électrification n’est pas nécessairement une bonne solution en ce qui concerne les bateaux et les camions, car elle requiert l’utilisation d’un volume important de batteries.»
Effectivement, du fait de leur capacité énergétique massique relativement faible, les batteries (lithium-ions: 0,2 kWh/kg) ne peuvent espérer rivaliser avec les hydrocarbures (essence: 13 kWh/kg) – c’est d’ailleurs pour cette même raison que les véhicules électriques doivent emporter des centaines de kg de batterie. L’hydrogène alors? Si la piste fait l’objet d’études sérieuses, notamment de la part de Hyundai (RA 43/2020), elle impose, à cause de son architecture complètement inédite, un renouvellement total de la flotte actuelle. Dès lors, quelle solution reste-t-il?
La réponse à cette question, c’est la chimiste américaine de l’EPFL Wendy Lee Queen qui l’a trouvée. Active dans la création de dispositifs capables de séparer les fluides, elle a mis au point un filtre capable de capturer des molécules de CO2. Une aubaine pour le professeur de l’EPFL Valais François Maréchal, dont l’équipe s’est chargée d’intégrer ce matériau dans un système technique afin de le rendre compatible avec des poids lourds thermiques.
Un processus assez complexe
«Le principe de base de la technologie, détaille François Maréchal, c’est qu’on va refroidir les gaz d’échappement avec un dispositif d’échange de chaleur.» Cela permet d’enlever l’eau qui se trouve dans les produits de la combustion. Ensuite, les gaz d’échappement vont être envoyés au travers d’un matériau absorbant développé par Wendy Queen. «En clair, continue François Maréchal, ce matériau va emprisonner les molécules de CO2 tout en laissant passer l’azote, qui n’a pas d’affinité avec le filtre. Ensuite, le matériau absorbant gorgé de CO2 va être chauffé (ndlr: grâce à la chaleur dégagée par les gaz d’échappement) afin de dissocier le CO2 du filtre.» L’étape suivante consiste à aspirer et comprimer le dioxyde de carbone afin de le liquéfier. «Jusqu’à 75 bars», précise Yves Loerincik.
Bien entendu, cette compression est énergivore. Brillants ingénieurs, les deux hommes et leur équipe prennent le parti de ne pas se servir d’une énergie supplémentaire, mais de réutiliser l’énergie dégagée par les gaz d’échappement, comme l’explique le professeur Maréchal: «On s’est servi d’un turbocompresseur développé par l’antenne neuchâteloise de l’EPFL. Le CO2 est comprimé par un compresseur, lui-même actionné par une turbine. Le gaz qui fait tourner cette dernière n’est autre que du CO2 chauffé grâce à l’échappement. En gros, c’est le même principe qu’un compresseur automobile, à savoir qu’il transforme de l’énergie thermique en énergie mécanique.» Cela signifie donc que tout le processus ne requiert pas d’autre source d’énergie que celle dégagée par l’échappement. «Alors stocké dans des réservoirs, le CO2 se présente sous forme liquide et à température ambiante», développe François Maréchal. Qui continue: «En outre, le système permettrait de produire du froid, utile à la climatisation de la cabine, voire à la réfrigération du compartiment arrière.»
Vide mais pourtant plus lourd
En fin de trajet, le camion sera un petit peu plus lourd, puisque pour un kg d’essence consommé, ce ne seront pas moins de trois kg de CO2 qui seront produits. Ainsi, si un camion embarque 300 litres de carburant (à 0,755 kg/litre), il ramènera environ 700 kg de CO2 liquide à la centrale de stockage. Techniquement, le dispositif de capture pourrait être disposé sur le toit du camion. «Selon nos calculs, il ne prendra pas beaucoup plus de place qu’un simple système de réfrigération qui est disposé au-dessus de la cabine», développe le professeur Maréchal.
Quant aux réservoirs de stockage du CO2, ils requièrent tout de même de la place, puisqu’ils doivent être trois fois plus volumineux que le réservoir à carburant pour emmagasiner l’ensemble du CO2 produit par le moteur sur un plein. Cela dit, «le projet vise comme marché cible des camions faisant des tournées de 150 à 200 km sur la journée avant de revenir à leur point de départ», précise Yves Loerincik. «Et puis, chaque fois qu’un camion passe devant une décharge à CO2, il aura la possibilité de le de déposer», rajoute le professeur François Maréchal. Qui continue: «En outre, lorsque le réservoir à CO2 est plein, il peut bien évidemment être ‹by-passé›, ce qui veut dire que le camion peut continuer à rouler, mais qu’il rejettera alors le CO2 dans l’atmosphère.»
Les opportunités de recyclage
Une fois ramené à la centrale, le gaz carbonique sera déchargé. Là, il existe plusieurs options. La première, qui est également la plus intéressante, consiste à transformer le CO2 en carburant grâce à de l’énergie renouvelable. «En clair, on va fixer sur la molécule de carbone plusieurs atomes d’hydrogène afin de refabriquer du diesel (C12H24) et sortir l’oxygène sous forme d’eau (H2O).» Le camion pourra alors refaire le plein avec un hydrocarbure dont le carbone est recyclé. La seconde option est d’utiliser le CO2 à d’autres fins. Soit dans le but de produire des matériaux nécessitant du dioxyde de carbone comme matière première, soit en séquestrant le CO2. L’option la plus prometteuse consiste à minéralier le CO2, autrement dit passer de CO2 à CO3 avec un minéral associé comme le magnésium pour faire du carbonate de magnésium (MgCO3). Ce dernier peut par exemple être utilisé dans la production du béton dans la construction.
La question du prix et de l’entretien
S’il est sans doute un petit peu tôt pour parler tarifs, les deux concepteurs l’assurent, «il n’y a aucune raison que l’on soit sur des montants particulièrement élevés. En fait, le prix dépendra beaucoup de la quantité d’absorbant», précise François Maréchal. «Après, il faut prendre en compte l’installation, car ce que l’on vise avant tout, c’est l’installation du dispositif sur des camions déjà existants. Cela permet à l’industrie de ne pas devoir se réinventer complètement.» Voilà pourquoi le piège à CO2 n’est pas vu par ses concepteurs comme un concurrent de la technologie à hydrogène ou électrique, mais bien comme une solution totalement complémentaire.
«Il reste des inconnues, raconte François Maréchal. Par exemple, on ne sait pas encore ce qu’il advient des particules et des NOx. C’est très difficile à évaluer d’un point de vue théorique. Seront-ils, avec le CO2, désorbés ou, au contraire, pollueront-ils le filtre absorbant?» Pour le moment, ce que les deux hommes peuvent dire, c’est que ce piège à CO2 sera très certainement un matériau critique et objet de toutes les attentions. «Notre idée, c’est de faire en sorte que sa période de vie soit équivalente aux différents systèmes de traitement des gaz d’échappement, comme le pot catalytique ou les filtres à particules», explique Yves Loerincik. Au prix de la technologie et de la maintenance, il faudra déduire le prix de revente du CO2 ainsi que le montant des taxes, plus importantes dans les pays européens. Et François Maréchal de conclure: «La recherche se poursuit à l’EPFL Valais. La technologie sera commercialisée par la start-up Qaptis.»
Zurich aussi dans la bataille
Des études scientifiques de pointe indiquent que d’ici le milieu du siècle, 10 milliards de tonnes de dioxyde de carbone devront être éliminées chaque année. Le captage direct de l’air est une solution qui peut aider à atteindre cet objectif. Ainsi, parallèlement à la technologie développée par l’EPFL, Climeworks, une filiale de l’ETH Zurich, développe, construit et exploite des machines «fixes» capables de capter le dioxyde de carbone directement dans l’air. Tout comme c’est le cas dans la solution proposée par l’EPFL, le dioxyde de carbone capturé peut être soit recyclé et utilisé comme matière première, soit complètement retiré de l’air avant d’être séquestré. «Nos machines, explique la filiale, sont constituées de collecteurs modulaires à CO2 qui peuvent être empilés pour construire des dispositifs de toutes tailles. Alimentées uniquement par des énergies renouvelables ou des énergies provenant de déchets ménagers, elles n’émettent pas plus de 10% d’émissions grises, ce qui signifie que sur les 100 tonnes de dioxyde de carbone que nos machines capturent dans l’air, au moins 90 tonnes sont éliminées de manière permanente et seulement 10 tonnes sont réémises.»