Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils auraient dit: des chevaux plus rapides.» Cette citation, qui remonte à plus d’un siècle, est attribuée à Henry Ford. Peut-être à tort, mais cela n’a pas d’importance. C’est la pertinence du propos qui interpelle; avec le modèle T, Ford a non seulement changé le paysage automobile, mais il a également remodelé l’ensemble de la société. Le succès retentissant de la firme à l’ovale bleu s’explique notamment par la conversion des ateliers de production en usines de montage à la chaîne, un cas d’école non seulement dans l’histoire de l’automobile, mais également en économie. Le Fordisme a ainsi permis d’accélérer les capacités de production et de réduire de moitié le prix d’une voiture. Moyennant, néanmoins, une uniformisation caricaturale: «Le client peut commander sa voiture de n’importe quelle couleur, pourvu qu’elle soit noire», aurait déclaré ironiquement Henry Ford.
Pourquoi parler du début du XXe siècle à l’heure d’entrer de plain-pied dans l’ère numérique? Parce que, bien souvent, l’histoire se répète. Prenons pour exemple récent le développement des smartphones: au début, peu de gens s’attendaient à voir cet objet devenir essentiel à ce point dans leur vie quotidienne; avant 2007, personne n’avait imaginé le potentiel d’un téléphone. Pourtant, déjà en 2013, la puissance de calcul d’un iPhone 6 était 120 millions de fois supérieure à celle de l’ordinateur de navigation de la mission Apollo 11, qui guida Neil Armstrong et ses collègues sur la lune en 1969.
«Notre flotte de véhicules agit comme un capteur intelligent», explique Sebastian Zimmermann, chef des «Data Services, Governance, Privacy» chez BMW. C’est ce qu’on appelle «l’intelligence de l’essaim». Tous les véhicules fournissent des informations détaillées sur d’éventuels dangers, les stationnements vacants ou encore les stations de recharge libres. «Nos véhicules étudient en permanence le monde de la mobilité. En 24 heures, nous avons été capables de parcourir 98,5% de l’ensemble du réseau autoroutier allemand! Nous connaissons donc la localisation des chantiers, les limitations de vitesse en vigueur ainsi que les dangers», continue Sebastian Zimmermann.
Les quatre piliers de la numérisation
Ainsi, dans le futur, les voitures ne seront plus seulement soutenues par leur châssis et leurs pneus, mais également par Internet. Ou plus exactement par l’Internet des objets (Internet of Things ou IoT en anglais). Pour le client, le but d’une telle approche est de rendre la conduite plus confortable. Cependant, pour les fabricants, la numérisation a des effets bien plus profonds. Les réalisations numériques s’accompagnent d’une stratégie de réduction des coûts grâce à la mise en réseau et au «cloud computing». Pour les constructeurs automobiles, la digitalisation permet une grande liberté d’action en matière de services et de produits. Il devient possible de décrocher de nouveaux clients grâce à des modèles commerciaux inédits. En outre, il est possible de réduire les coûts liés aux interactions avec les clients grâce à des solutions numériques. Ainsi, à l’avenir, le nombre de visites à l’atelier devrait diminuer de manière notable. Jochen Kurbjuweit, «Senior Manager Remote Software Upgrades» chez BMW explique: «Nous pouvons déjà mettre à jour le véhicule par transmission hertzienne, ce qui nous distingue d’ores et déjà de nos concurrents. Nous sommes actuellement les seuls, hormis Tesla, à pouvoir intervenir aussi profondément dans les systèmes embarqués.»
Le «cloud computing» est particulièrement intéressant pour l’industrie automobile. Toutes les informations sont traitées et échangées directement via Internet. «Toute la puissance de calcul est essentiellement mise en œuvre dans le ‹cloud›. Il faut désormais voir le véhicule comme un appareil de communication mobile. La ‹cloudification› des fonctions donne la possibilité de nous libérer des exigences en matière de hardware, que nous ne pouvons pas anticiper aujourd’hui», développe James Mallinson, responsable «Development Vehicle Connectivity and Mobile Communications» chez BMW.
Coopération entre constructeurs
L’objectif de la mise en réseau est également d’optimiser les processus de production au sein de l’entreprise. Avec l’appui d’Amazon Services, BMW entend accroître davantage les innovations en plaçant les données au cœur des décisions et des développements de l’entreprise. Aussi est-il essentiel que la voiture soit connectée à Internet. Autrement, elle ne pourrait ni communiquer avec un serveur ni transmettre les données. Pour cela, les constructeurs sont nombreux à nouer des partenariats avec des grands noms de l’industrie informatique: Daimler coopère avec Nvidia, VW avec Microsoft, Ford avec Google – pour ne citer que quelques-unes des dernières connexions entre les constructeurs automobiles et les géants de la technologie. Néanmoins, ces collaborations peuvent poursuivre des objectifs différents. En travaillant avec le fabricant de processeurs graphiques et de puces Nvidia, Mercedes-Benz cherche à faire entrer ses véhicules de nouvelle génération dans l’ère de l’autonomie, grâce au développement de cockpits intelligents.
De son côté, VW souhaite exploiter la plateforme cloud de Microsoft pour simplifier ses processus de développement afin d’intégrer plus rapidement dans ses voitures des systèmes d’aide à la conduite et des fonctions de pilotage automatisé. Le ministre allemand des Transports Andreas Scheuer entend à ce propos autoriser la conduite autonome de niveau 4 dès l’an prochain. «Nous nous transformons en fournisseur de mobilité numérique, en nous efforçant d’améliorer le développement de logiciels de manière continue. En combinant notre vaste expertise dans le développement de fonctions de conduite connectée avec le savoir-faire de Microsoft dans le domaine de l’informatique, nous accélérons la mise à disposition de services de mobilité sûrs et pratiques», constate Dirk Hilgenberg, PDG de l’organisation Car.Software lancée par VW.
Quant à Ford, elle se tourne vers l’intelligence artificielle et le «machine learning» de Google dans l’analyse des données, en vue de moderniser ses processus de production. La firme s’appuiera à l’avenir sur un système d’exploitation basé sur Android dans ses voitures. Tout comme l’ont aussi annoncé PSA, Renault-Nissan-Mitsubishi et General Motors. D’un seul coup, Google devient donc un acteur majeur de l’industrie automobile, les constructeurs bénéficiant grâce à lui d’une énorme quantité de données sur les utilisateurs. Cependant, tous soulignent qu’ils veulent adapter la plateforme Google à leurs propres solutions logicielles de manière à conserver un rôle intermédiaire.
Apparu en 2015, Android Auto est une première étape en faveur des véhicules connectés. Tout comme son homologue Apple CarPlay, Android Auto permet de reproduire l’écran du smartphone sur la dalle du véhicule. Ces logiciels sont appelés à se développer dans le futur, même si le constructeur pourra continuer à introduire ses propres réglages. Chez Ford, on se veut rassurant en déclarant que Google ne recevra aucune donnée de clients pour son propre usage. Polestar et vraisemblablement Volvo ont également opté pour Google Automotive Services (GAS). Selon le principe all-in, c’est une adhésion à tout l’écosystème de Google. Fondamentalement, le véhicule devient ici un appareil de communication mobile, au même titre qu’un smartphone. Toutes les mises à jour proviennent directement de Google. En retour, les Américains ont accès à toutes les données d’exploitation. BMW, à son tour, investit beaucoup d’argent dans ses propres développements. Martin Arend, «General Manager Automotive Security, Data Services Connected Cars» chez BMW, souligne également : «La voiture doit rester un lieu de vie privé, où les règles de chacun prévalent. Et où les passagers se sentent en sécurité. Chez BMW, on est transparent sur ce qu’on fait des données.»
Pas une course, mais un marathon!
Le chemin à suivre n’est pas totalement tracé; la question subsiste entre succès rapide ou planification à long terme. Une chose est certaine: il y a quelques années, nombreux étaient les constructeurs à ne compter que sur eux-mêmes alors qu’aujourd’hui, aucun ne peut assumer l’énormité des contingences informatiques.
L’externalisation est de retour, avec toutefois une grande différence par rapport à la relation classique constructeur-fournisseur: lorsqu’il s’agit de produits numériques, les groupes automobiles ne commandent plus une pièce particulière fabriquée selon leurs spécifications, mais adaptent les véhicules et leur structure aux fonctionnalités d’une solution externe. Une telle approche permet d’énormes économies de coûts, mais crée également des dépendances. Le succès ou l’échec d’un projet dépend désormais étroitement de l’entreprise partenaire. Les dépendances sont partout, dans la connectivité, les communications mobiles, l’électronique, les logiciels, l’architecture des réseaux embarqués. La question est de savoir ce que le conducteur veut déléguer à sa voiture et ce qu’il souhaite accomplir lui-même. Et jusqu’où on peut intégrer la vie numérique du client dans le véhicule, et non l’inverse. Dès lors, offrir le meilleur produit possible au client de la marque devient un défi aussi vaste que passionnant. D’autant plus que les raisons d’achat dépendent du marché.
Pour revenir à Ford, le changement des mécanismes de production répond à une nouvelle approche globale. Les gens ont oublié les chevaux après la conquête de l’automobile. Si vous leur aviez demandé leurs souhaits avant l’arrivée du premier iPhone, ils auraient cité un téléphone plus pratique, un ordinateur plus puissant, un appareil photo plus sensible ou une console de jeux plus rapide – mais certainement pas un appareil réunissant toutes ces fonctions. Steve Jobs, comme Henry Ford un siècle avant lui, nous ont, en quelque sorte, ouvert les yeux sur de nouvelles possibilités.
Aujourd’hui, les constructeurs traditionnels sont confrontés à l’un des plus grands bouleversements de leur histoire et doivent relever un défi commun. Les tendances qui prévaudront sont aussi controversées que le prétendu triomphe de l’électromobilité. Les constructeurs dépensent beaucoup pour de nouvelles plateformes dédiées aux entraînements alternatifs et recherchent de nouveaux canaux de production et de distribution. Ceux qui réussissent auront un avantage énorme par rapport à Ford il y a 100 ans, à savoir une énorme capacité d’individualisation du produit. L’appareil de production, toujours plus efficace et adaptable grâce aux nouvelles technologies, ouvre en effet la voie à toujours plus de personnalisation.
Dans cette course à la numérisation, cette étape fondamentale est, en revanche, particulièrement sélective et la ligne d’arrivée semble bien éloignée. L’attentisme n’est ici d’aucune aide, comme l’aurait dit Henry Ford en ces termes : «Celui qui ne fait que ce qu’il sait faire ne restera que ce qu’il est déjà.»