Déterminante pour l’agrément, voire le dynamisme d’une automobile, la boîte de vitesses est un élément primordial dans la chaîne cinématique d’un véhicule thermique: «Un moteur à combustion doit nécessairement posséder un dispositif de ‹décollage› lui permettant de ‹glisser› au démarrage», explique Frederic Vizzini, Expert Project Manager chez AW Europe/Aisin, filiale du Groupe Toyota. Et pour cause, en-dessous de 600 tr/min, un moteur thermique est incapable de tourner. Autrement dit, il doit nécessairement travailler en collaboration avec un embrayage ou un dispositif équivalent (viscocoupleur par exemple) pour permettre à la voiture de démarrer. C’est la première raison d’être des boîtes de vitesses. Mais ce n’est pas la seule, comme l’explique encore Frederic Vizzini: «Si une vitesse de 5 km/h se traduit par une vitesse de rotation de 800 tr/min, alors une voiture roulant à 200 km/h nécessiterait un moteur capable d’atteindre 32 000 tr/min. Cela n’existe pas.» Voilà pourquoi le moteur thermique n’est capable de s’épanouir que lorsqu’il est accouplé à une boîte de vitesses à plusieurs rapports.
Au contraire d’un moteur thermique, une machine électrique est capable de vitesses de rotation bien plus élevées. En outre, un bloc électrique peut délivrer l’entièreté de son couple tout de suite, dès 0 tr/min, comme l’explique Frederic Vizzini: «Dans la mesure où une machine électrique n’a ni besoin de ‹launching device› (ndlr: dispositif de décollage) comme un convertisseur de couple ou un embrayage, et qu’elle permet des vitesses de rotation allant jusqu’à 20 000 tr/min, les véhicules électriques ne sont pas forcés de disposer d’une boîte de vitesses à plusieurs rapports.» Voilà qui explique pourquoi tous les véhicules électriques actuels se satisfont d’une boîte de vitesses à un seul et unique rapport. A quelques rares exceptions près. Parmi celles-ci, la Porsche Taycan ou encore sa jumelle, l’Audi e-tron GT.
Deux vitesses: pour faire quoi?
Toutes deux développées sur la plateforme J1 du Groupe Volkswagen, les deux allemandes profitent d’une boîte de vitesses à deux rapports sur leur essieu arrière. Une astuce technique qui doit son existence à plusieurs raisons, comme l’explique Frederic Vizzini: «Même si elles sont nettement moins marquées que pour un moteur thermique, les machines électriques possèdent, elles aussi, une plage de régime sur laquelle elles sont plus efficientes.» Ainsi donc, une boîte de vitesses à deux rapports permet une meilleure autonomie, selon l’Expert Project Manager. Cet avis, l’équipementier allemand ZF le partage également, lui qui planche aussi sur une boîte de vitesses «électrique» à deux rapports. «Pour les véhicules électriques utilisés au quotidien, il est important d’obtenir le plus d’autonomie possible à partir de chaque charge de batterie», explique Bert Hellwig, responsable de la division «E-Mobility» chez ZF. Ainsi, «les véhicules équipés de la future transmission ZF à deux vitesses posséderont une autonomie d’environ 5% supérieure par rapport à une transmission à une vitesse», promet Stephan Demmerer, responsable «pre-development of electric drives» chez ZF.
L’efficience n’est pas la seule raison qui permet de justifier l’existence d’une boîte de vitesses à plusieurs rapports, comme l’explique Frederic Vizzini: «Au contraire des véhicules électriques à deux rapports, ceux à une seule vitesse doivent faire un compromis entre accélération et vitesse maximale. Par exemple, le constructeur souhaitant commercialiser un VE capable de rouler jusqu’à 300 km/h devra nécessairement adapter le rapport de sa boîte de vitesses afin de permettre une telle performance. En contrepartie, la voiture accélérera moins fort.» Un avis que confirme Stephan Demmerer: «Une boîte de vitesses à deux rapports permet de combiner excellente accélération (ndlr: grâce au rapport inférieur) et bonne vitesse de pointe (ndlr: grâce au rapport supérieur).»
Deux vitesses pour les franchisseurs
Les boîtes à plusieurs rapports ont également une raison d’être au sein des véhicules électriques franchisseurs, où elles joueront – l’emploi du futur est de rigueur, car une telle technologie n’existe pas encore sur le marché – le rôle actuellement tenu par la boîte de transfert (rapports longs dits «High» et courts dits «Low»). C’est ce qu’explique Daniel Lindvai-Soos, «Senior Manager» au sein du département «eDriveSystems & eDriveTransmissions Global» chez Magna Powertrain: «Dans le domaine des véhicules tout terrain (ndlr: les vrais véhicules offroad, pas les SUV), il existe une réelle demande pour des boîtes de vitesses à deux rapports. Idem dans le milieu des poids lourds d’ailleurs, mais avec encore plus de rapports.» Enfin, il y aurait également une raison marketing à l’existence des boîtes à deux rapports, puisque les constructeurs utiliseraient cette spécificité technique pour se démarquer de la concurrence.
Quant à l’éventualité d’une généralisation de la boîte de vitesses à deux rapports sur des véhicules plus bas de gamme, Daniel Lindvai-Soos se montre sceptique: «Selon moi, le marché des véhicules électriques n’aura pas besoin de boîte disposant de plus d’un rapport.» Un avis que Stephan Demmerer, de chez ZF, complète: «Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’industrie automobile continuera de faire la part belle à la diversité, en proposant différentes solutions techniques. En effet, l’électromobilité n’en est qu’à ses débuts à grande échelle», explique Frederic Vizzini. Qui continue: «Les machines électriques ont une belle marge de progression devant elles. Dans le futur, non seulement elles profiteront d’une plage d’efficience plus large, mais elles seront également capables de tourner plus vite.» Jusqu’à 30 000 tr/min dans les prototypes en développement, voire jusqu’à 50 000 tr/min (!) en laboratoire.
Voilà qui pourrait bien favoriser la généralisation des boîtes de vitesses à rapport unique, par ailleurs plus simples et moins onéreuses à assembler. A moins que la faible efficience induite par les hautes vitesses de rotation des machines électriques ne viennent rebattre les cartes: «Dans la mesure où les boîtes de vitesses permettent de diminuer la vélocité des machines électriques, elles permettent à l’ensemble de la chaîne cinématique d’avoir un meilleur bilan énergétique. Car, de manière générale, chaque rotation génère des pertes par frottement. Plus le nombre de tours est élevé, plus les pertes sont importantes», affirme Stephan Demmerer.
Boîte de vitesses, un terme usurpé?
Tout cela ne répond pas à la question «peut-on réellement parler de boîtes de vitesses lorsque ladite boîte n’utilise qu’un seul et unique rapport?» Eh bien, la réponse est oui, selon Frederic Vizzini: «Il existera toujours un rapport de transmission entre la roue et le moteur, car il n’est pas intéressant de faire tourner ces deux éléments à la même vitesse.» Un avis que partage également Stephan Demmerer, de chez ZF: «Il y aura toujours une boîte de vitesses, car un moteur électrique peut tourner jusqu’à environ dix fois plus vite que la roue.
Autrement dit, la chaîne cinématique aura toujours recours à un rapport de transmission pour transférer son couple et sa puissance.» Un rapport de réduction de dix qui ne pourra se faire que via «différents engrenages, tels une cascade de pignons entraînant plusieurs arbres, voire un train planétaire, comme sur les boîtes automatiques conventionnelles», détaille Vizzini. Daniel Lindvai-Soos décrit la boîte de vitesses élaborée par Magna différemment: «Dans les grandes lignes, notre boîte de vitesses fonctionne comme une transmission manuelle automatisée. De manière assez simplifiée, on pourrait la comparer à une boîte de transfert commandée par des actuateurs et non pas par un levier manuel actionné par l’homme.»
Si Magna ne commercialise pas encore de boîte de vitesses «électrique» automatisée à double embrayage, Daniel Lindvai-Soos explique que de tels concepts sont déjà disponibles dans son entreprise «car cela permet des ‹seamless shift›». Autrement dit, des passages de rapports indétectables, sans à-coups. Une technologie qui pourrait bien faire la différence pour l’entreprise canadienne, surtout sur le segment des véhicules sportifs haut de gamme; plus que dans n’importe quel véhicule thermique, les VE se doivent de changer de rapport (lorsqu’il y en a un évidemment) sans interruption, et ce pour différentes raisons: «Aujourd’hui, il est de notoriété publique que les VE accélèrent de manière linéaire. Aussi, le marché n’accepterait plus de véhicules souffrant d’une interruption prolongée de leur accélération, comme c’était par exemple le cas des boîtes robotisées à simple embrayage. En outre, le couple des machines électriques étant plus important que celui d’un moteur thermique, une interruption de celui-ci se ferait d’autant plus sentir», raconte Frederic Vizzini. Bien entendu, cette éventuelle coupure du couple apporte de l’eau au moulin de la boîte de vitesses à rapport unique.
Reste à évoquer la position des boîtes de vitesses par rapport à la machine électrique: «Les boîtes de vitesses sont disposées soit de manière coaxiales (ndlr: c’est-à-dire dans l’axe de la machine électrique), soit «off-axis» (ndlr: où l’axe de sortie de la machine électrique est parallèle à l’axe de l’essieu)», détaille Frederic Vizzini.
Et à l’avenir?
Quant à savoir comment les boîtes de vitesses évolueront dans le futur, Stephan Demmerer est formel: «L’efficience est devenue la priorité numéro un des ingénieurs, qui ont fait des pertes par friction leur grand ennemi.» L’attention portée à ce sujet est compréhensible tant l’autonomie des VE est sur toutes les lèvres. Dans cette quête à l’efficience, les boîtes de vitesses «électriques» partent avec un avantage de taille dans la mesure où elles n’entraînent que très peu de pièces en rotation, comme l’explique Daniel Lindvai-Soos: «Qu’elles soient dotées d’un seul ou de deux rapports, les boîtes de vitesses des véhicules électriques profitent de bien moins de pièces en mouvement (ndlr: pignons, arbres) que leurs homologues, montées sur les véhicules thermiques à six, voire dix rapports.»
En outre, «les ingénieurs planchent également sur de nouvelles huiles ainsi que sur la gestion thermique des boîtes de vitesses», continue Stephan Demmerer. Et pour cause, «les vitesses de rotations très élevées des arbres d’entrée de boîte amènent de nouveaux types de défis en matière de contraintes mécaniques et de lubrification», confirme Frederic Vizzini. Des défis que les entreprises de la branche comme AW Europe, ZF et Magna ne manquent jamais de relever.