Le foudroyant développement des voitures électriques en Suisse – leur part de marché a pratiquement doublé en l’espace d’un an (9,8%) – pourrait bientôt se heurter à un mur: l’infrastructure de recharge. La grande majorité des acheteurs de VE dispose d’une colonne de recharge à la maison, pour la bonne et simple raison qu’ils ont acheté leur lieu d’habitation. Pour les locataires, en revanche – 60% dans notre pays – , l’installation d’une borne de recharge sur la place de parking privée s’apparente à un parcours du combattant. Alors, pour le conseiller national Jürg Grossen, il faut obliger les propriétaires d’immeubles à installer des bornes de recharge; le président du parti vert’libéral a déposé une motion dans ce sens au parlement, en mars dernier. Le Conseil fédéral ne l’entend cependant pas de cette oreille: pour le gouvernement, il faut privilégier les incitations et les subventions, plutôt que de mettre un pistolet sur la tempe des propriétaires d’immeuble. Toutefois, malgré l’avis défavorable du CF, Jürg Grossen ne désespère pas de trouver les majorités nécessaires au Conseil national. Fait rare pour être signalé, sa motion est cosignée par des conseillers nationaux de gauche comme de droite, jusque dans les rangs de l’UDC.
REVUE AUTOMOBILE: Comment êtes-vous arrivé à la conclusion que cette motion était nécessaire?
Jürg Grossen: En ma qualité de président de Swiss eMobility, je reçois chaque jour des demandes de personnes qui ne disposent pas d’un accès direct à une infrastructure de recharge, car ils résident dans un appartement locatif. Cela entrave forcément la diffusion de l’électromobilité. Beaucoup de propriétaires d’immeubles n’ont pas encore pris conscience du développement de la mobilité électrique: aujourd’hui déjà, les voitures électriques et hybrides rechargeables représentent 20% des voitures neuves. Cela nous oblige à trouver le plus vite possible une solution de recharge simple et efficace pour les locataires et les propriétaires par étage.
Le réseau actuel de bornes de recharge publiques n’est-il pas suffisant?
Nous avons un très bon réseau de bornes de recharge publiques, en Suisse. Néanmoins, cette motion ne les concerne pas. Pour une meilleure gestion de l’électricité, les voitures électriques doivent être branchées à une colonne recharge à chaque stationnement long, comme à la maison ou au travail, voire aux deux endroits. Le but n’est pas d’utiliser une voiture électrique comme nous le faisons avec une automobile à moteur thermique, en nous rendant à la pompe à essence au besoin. Nous avons chaque jour des gens qui renoncent à l’achat d’une voiture électrique, à cause de l’impossibilité de recharger à la maison. L’expansion de la mobilité électrique s’en trouve entravée.
Il est donc urgent d’adopter la motion?
C’est extrêmement urgent. L’industrie automobile arrive en ce moment même avec de nouvelles voitures électriques. Mais si les clients ne peuvent pas recharger leur véhicule, cette croissance se stoppera net. Quelqu’un qui renonce à l’achat d’une voiture électrique roulera aux carburants fossiles encore pendant des années! Je ne comprends pas pourquoi le Conseil fédéral n’a pas encore saisi que le monde est en train de changer. Je ne réclame pas grand-chose, mais l’effet de cette motion pourrait être énorme. Nous devons désormais prendre des mesures concrètes.
Quel pourrait être l’impact sur la vente de véhicules électriques, si votre motion venait à être acceptée?
C’est une question difficile, je ne peux pas vous répondre par des chiffres. La part de marché des véhicules électriques est appelée à exploser, car les nouveaux modèles sont désormais disponibles à la vente. L’acceptation de ma motion ferait sauter d’importants freins à l’adoption de tels véhicules.
Votre motion est-elle soutenue au Conseil national?
Absolument, par toutes les factions, à gauche comme à droite. Il n’a pas été du tout difficile de convaincre les membres du parlement, beaucoup ont reconnu le problème. Mais ce n’est pas le souci le plus important: si la motion venait à être acceptée, il faudrait beaucoup de temps pour déboucher sur une loi. Mais le signal qui serait envoyé, en cas d’acceptation, serait déjà très fort.
Une acceptation signifierait un investissement plus important pour les propriétaires. Cela ne va-t-il pas nuire à la compétitivité?
Tout au contraire. Bien sûr, il faudra prévoir des investissements, mais ils devront être faits, tôt ou tard. Ce serait comparable à ce qu’il s’est passé avec les lave-vaisselles et la connexion internet: tous deux sont devenus courants dans les appartements. Bien sûr, la situation est un peu particulière, car nous parlons ici de mobilité. Avant, le propriétaire se contentait de mettre une place de stationnement à disposition. Il faut désormais qu’elle fasse office de lieu d’approvisionnement pour le véhicule! Je pense qu’un propriétaire qui offrira une borne de recharge à ses locataires disposera d’un avantage sur ses concurrents. Car, comme dit précédemment, tous devront faire cet investissement, tôt ou tard. Mais il est certain que ces investissements seront répercutés sur les loyers, au moins partiellement.
Pour les particuliers, ces investissements pourraient être très lourds à supporter.
Dans une maison individuelle, quelques milliers de francs suffisent à l’installation d’une borne de recharge, ce qui est faible par rapport au prix d’une voiture. Dans un immeuble, les coûts par locataire seront encore plus bas. Il est important que les propriétaires investissent dans une infrastructure de recharge intelligente. En d’autres termes, si 20 véhicules sont chargés en même temps, il faut répartir et réguler cette charge pour ne pas surcharger le réseau électrique.
La motion concerne les immeubles disposant de places de parking pour les locataires. Comment faire pour les voitures parquées dans la rue, en zone bleue par exemple?
La situation est bien sûr différente. Beaucoup de personnes dans cette situation rechargent sur leur lieu de travail ou lorsqu’ils vont faire leurs commissions de la semaine. Ils sont ainsi fortement dépendants du réseau de recharge publique. Les villes planchent sur des solutions, comme les bornes de recharges intégrées aux lampadaires. Toutefois, ces places de stationnement appartiennent aux villes, ma motion n’aurait ici pas d’influence. En revanche, il est important que les villes installent des colonnes de recharge dans les parkings souterrains, là où les voitures sont garées plusieurs heures. Nous remarquons aussi toutefois que les voitures sont repoussées, pour des raisons politiques, toujours plus loin des centres-villes; la grande majorité des automobilistes disposera de leur propre place de stationnement, car ils vivront en agglomération ou à la campagne.
Vous évoquez les temps de recharge. Les bornes de recharge lentes sont-elles réellement une meilleure solution que les colonnes rapides?
Je ne veux pas les mettre en opposition. Les stations de recharge rapide seront incontournables pour les longues distances. Toutefois, si nous comptons uniquement sur une infrastructure de recharge rapide, nous finirons par nous heurter à un problème. Il faudra alors beaucoup d’argent pour le résoudre.
Le réseau électrique actuel serait-il capable de recharger 4 millions de voitures?
Si la puissance de charge est répartie intelligemment entre les voitures électriques, elle sera suffisante. D’autant que tous les véhicules ne se connecteront pas au même instant avec une batterie vide. Le problème est ailleurs: nous devons produire l’énergie au moment où nous en avons besoin. Pour remédier à d’éventuels «trous» en énergie, les batteries des voitures électriques pourraient réinjecter du courant dans le réseau, pour recharger d’autres véhicules. L’ensemble du parc automobile pourrait ainsi fonctionner comme un grand réseau de recharge.
Que pensez-vous des carburants synthétiques? Ils sont neutres en CO2 et l’infrastructure nécessaire serait déjà en place.
Le problème est que la production des carburants synthétiques nécessite trop d’énergie. Certes, pas toutes les voitures à l’avenir seront propulsées par des batteries, certaines utiliseront l’hydrogène, d’autres consommeront des carburants synthétiques. Je suis ouvert à toutes les alternatives, d’autant que les machines de construction, les avions et les navires de transport ne pourront fonctionner à l’électricité avant longtemps. A court terme, cependant, nous devons résoudre le problème climatique et énergétique, et nous ne devrions pas nous engager dans une voie très énergivore, comme les carburants synthétiques. Avec les véhicules électriques à batterie, environ 90% de l’électricité produite est transformée en mouvement, ils bénéficient d’un avantage en efficacité considérable.
Quelles sont les chances que la motion soit adoptée?
Le gros problème est que le Conseil fédéral n’en veut pas. D’après mes évaluations et mes discussions, le texte a de très bonnes chances de passer au Parlement. Mais il pourrait s’écouler un an et demi avant que la motion ne soit traitée. Nous n’avons pas vraiment le temps d’attendre aussi longtemps. C’est pourquoi je regarde s’il existe un moyen d’aller plus vite.