Auteur: Martin Sigrist
Dans sa douce lueur, le lac de Côme se détache dans le paysage. L’air est frais et pur. Tout semble possible dans cette atmosphère paisible, qui soulage comme par magie toutes les difficultés de la vie. Nous ne faisons pourtant que boire un café. Non loin de là est garée une petite voiture de sport rouge. Leonardo Frigerio, l’homme qui l’a construite, est assis à côté de moi. De son regard clair et vigilant, il contemple son œuvre, comme s’il venait de réaliser l’ampleur de son travail. Cette voiture unique, qu’il a imaginée avec son frère Vittorio, porte son nom. Plus précisément, elle a été baptisée «Effeffe», soit la contraction des deux «F» de Fratelli Frigerio.
A entendre parler Leonardo, construire une voiture semble presque facile. Il suffit d’une idée de départ. Pour les deux frères, cette dernière a germé en février 2014. Convaincus de son potentiel, ils ont surmonté les obstacles psychologiques et ils ont fait le grand saut. Tube d’acier après l’autre, tôle d’aluminium après tôle d’aluminium, leur rêve devenait plus concret chaque jour, parfois avec les moyens du bord: «Ils ont formé les tubes à l’aide d’un arbre», fait remarquer le fils de Leonardo. Le résultat ne laisse en tout cas pas présager de ces méthodes artisanales, la Effeffe est une berlinette aux dimensions compactes, à la carrosserie enchanteresse. «Nous avons transformé notre idée en objet», avance Leonardo.
La première ébauche de la Berlinetta voit le jour en 2014, à l’occasion du salon des voitures anciennes de Salzbourg. «Nous avons fait les choses simplement, et avons fait appel à ceux qui disposaient encore des outils nécessaires», explique notre constructeur. Qui sait combien de fabricants ont existé dans l’Italie des années 50 et 60? On les appelait Etceterini – les autres. Mais tout comme leur nombre, leur créativité était incroyable. La plupart de ces marques, comme Stanguellini, Siata, Osca, Moretti, Taraschini ou Giannini, trouvaient leur raison d’être dans le sport automobile, où ils pouvaient exprimer leur génie.
Enivrantes vapeurs d’essence
L’histoire des Frigerio débute en 1955. A cette époque, l’entreprise familiale s’occupe d’installations électriques industrielles. Très vite, les vapeurs d’essence monteront à la tête des deux frères, qui se lanceront dans le sport automobile. En véritables gentlemen drivers, ils s’illustreront au volant d’une Alfa Romeo 75 Turbo, lors des 24 Heures du Nürburgring. Plus tard, ils engageront aussi une Giulia TI Super, répondant aux normes FIA pour les voitures de tourisme d’avant 1965. Ils écumeront avec elle les courses historiques dans toute l’Europe. Une Sprint GTA se trouve aussi dans l’atelier des deux frères. Et pas une réplique! A l’instar de la milanaise, la Effeffe n’est pas une copie d’une voiture d’une autre époque. Selon son créateur, il s’agit «d’un concept-car inspiré d’une certaine vision du passé». Cette vision, explique Leonardo Frigerio, n’a rien à voir avec une nostalgie perdue, un engouement éphémère pour un style ou un mode de vie. L’approche des frères Frigerio est plus profonde qu’une lubie marketing. Ils ont vécu l’Italie de l’après-guerre, ils ont connu cette industrie qui renaissait de ses cendres. Ce miracle a été possible grâce à la passion et à la volonté d’une multitude de petites entreprises spécialisées, d’entrepreneurs indépendants et d’artisans talentueux. De petites manufactures ont alors fabriqué des voitures avec un minimum de moyens, avec ce qui était disponible. C’est-à-dire pas grand-chose. Ces artisans n’avaient alors pas leur pareil pour développer ce don artistique propre à la péninsule, cette excellence mécanique basée sur des composants de grande série. C’est précisément cet état d’esprit, où la créativité et la débrouille palliait les carences matérielles, qui habitait les frères Frigerio au début de leur projet.«Nous avons tout de suite cherché les bons partenaires, et notre choix s’est porté sur des entreprises engagées dans l’automobile depuis 50 ou 60 ans. Des connaisseurs, des professionnels passés maîtres dans leur domaine», relate Leonardo Frigerio, pendant qu’il nous accompagne à l’atelier où sont fabriquées les Effeffe. «Le châssis a été élaboré par un ancien ingénieur de l’avionneur Dassault, le moteur a été préparé par l’ancien pilote de course Carlo Facetti, et notre sellier a travaillé pour tous les grands noms.» Nous affrontons une rampe incroyablement raide, qui mène au dernier étage d’un bâtiment industriel à Verano Brianza, non loin de Monza. Derrière la porte, une petite voiture se cache sous une bâche. Un châssis tubulaire rouge vif brille sur un lift. Derrière, il y a des tubes, des profilés d’acier, des tôles d’aluminium, mais aussi des vieux essieux arrière d’origine Alfa Romeo soigneusement rangés sur un support.
A proximité, un fameux V6 Alfa Romeo expose ses belles tubulures d’admission chromées. Les néons s’allument, éclairant l’endroit d’une lumière blafarde. Sur un mur, comme accroché au plafond, apparaît l’avant d’une voiture martelée à la main. La petite voiture de sport se tient maintenant devant nous. Sa carrosserie épouse au plus près ses grandes roues. Dans le jargon, la Effeffe est une Berlinetta de la plus pure veine, soit un coupé deux places très sportif aux dimensions réduites. La qualité de fabrication force l’admiration, mais la voiture présente des traces d’utilisation. «Notre Berlinetta a déjà près de 200 heures de course dans les roues», concède son géniteur. De quoi donner une nouvelle dimension à cette sublime découverte.
La forme vient d’elle-même
Dans la pièce adjacente, plus grande, se trouve une ossature tubulaire nue: «Ce sera notre modèle GT», révèle Leonardo. Les tubes fins sont agencés sur un châssis fictif, construit à partir de tubes découpés au laser, de coins, d’équerres et de profilés, dont beaucoup sont perforés pour faciliter la tâche. Pour le moment, ce bâti tient ensemble avec des agrafes, mais un spécialiste le soudera à cœur, selon un procédé particulier. «Pour définir la forme à donner à la voiture, nous procédons à peu près ainsi: les essieux et la position du moteur donnent les dimensions de base et nous construisons le châssis autour. Sur cette base, nous modelons la carrosserie et définissons la position de conduite. Le bien-être à bord est crucial. Les six véhicules que nous avons construits jusqu’à présent offrent tous un confort d’assise étonnant. Nous formons la structure directement sur pièce, avec ces tubes qu’il faut plier, ajuster, contrôler et corriger avant de les souder. La méthode rappelle le brevet Superleggera de l’ancienne Carrozzeria Touring», relate Leonardo, le cerveau de la conception de la Effeffe. Son frère Vittorio s’occupe plutôt des tâches artisanales. Il s’agit ensuite de recouvrir cette ossature d’aluminium. Il faut, pour cela, un œil exercé et des compétences spécifiques. Les tôles sont martelées et mises en forme sur une «roue anglaise», la machine d’étirage à rouleaux. Pour le contrôle, elles sont fixées avec des rivets aveugles, puis sont soudées et polies. Les bords sont martelés, autour des tubes adjacents. Pour les portières, les frères Frigerio combinent passé et présent avec des membrures découpées au laser et une peau extérieure soudée à la main. Le cadre est également façonné manuellement.
Dans l’officine – le terme atelier serait plus approprié –, il n’y a guère plus de machines que dans une serrurerie ou une ferblanterie. Sauf qu’ici, sur une surface qui n’excède pas celle d’un garage de taille moyenne, on construit des voitures complètes! «Nous réalisons 80 à 90% de tous les travaux nous-mêmes. Nous fabriquons même les suspensions ici», précise le patron des lieux. En parlant de suspensions, celles-ci sont très sophistiquées. Les liaisons au sol et les éléments de guidage sont tout ce qu’il y a de plus moderne malgré les méthodes de construction traditionnelles.
Pilote d’essai de renom
Allégé au niveau des masses non suspendues et entièrement réglable, l’essieu avant de la Effeffe n’a plus rien à voir avec celui d’une Alfa Romeo, si ce n’est le système de freinage de chez Alfaholics, spécialiste anglais des milanaises. La construction à double bras transversaux s’appuie sur des combinés ressort-amortisseur internes. Le levier de renvoi est pourvu de plusieurs perforations pour un réglage en hauteur sans autre modification.
Les amortisseurs réglables en détente et en compression sont montés sur des articulations Uniball, certes assez dures sur la route, mais très précises. L’essieu arrière de Giulia classique est modifié pour la Effeffe Berlinetta, en recevant quatre bras longitudinaux, un triangle de réaction articulé en bas et une tringle de Watt supplémentaire pour le renforcer. Difficile de faire mieux en matière d’essieu rigide. Aujourd’hui âgé de 85 ans, Carlo Facetti, célèbre pilote de voitures de tourisme pour Alfa Romeo, a participé à la mise au point.
La berlinette pèse environ 800 kilos. Pour parvenir à ce résultat, la Effeffe se passe de servofrein, de servodirection et de toute autre assistance de ce type. Pourtant, l’habitacle ne ressemble guère à celui d’une voiture de course spartiate. Les sièges baquets traités dans le style des années 60 – une création maison – sont constitués d’une ossature en aluminium et de cuir fin. Le ciel de toit à double bossage est revêtu d’un tissu de laine. Rien ne laisse transparaître un quelconque bricolage dans cette voiture. Au contraire, tout ici affiche sérieux et rigueur.
Symphonie de cylindres
Leonardo Frigerio réveille le moteur de la Berlinetta en donnant de brèves impulsions sur l’accélérateur, jusqu’à ce que le ronronnement de la pompe à essence devienne de plus en plus sourd. Le signe que les cuves à flotteur des deux carburateurs Weber 45 DCOE sont bien remplies. Puis la symphonie peut démarrer…Le pot d’échappement court pose l’ambiance sonore: la Effeffe semble tout droit sortie d’un circuit des années 60. A l’évidence, les gaz d’échappement n’ont pas à se faufiler au milieu de chicanes et soufflent à nos oreilles une partition parfaite. Un pur bonheur!
Le moteur s’emballe encore un peu à contrecœur; assis à côté du créateur de la voiture, je ressens une étrange sensation. Un tel résultat est-il vraiment possible? J’essaie de chasser de mon esprit ces images d’usine, de robots, de grande série, d’anonymat. Nous partons alors pour une course d’essai. La Berlinetta s’engouffre avec fracas sur la Superstrada en direction du lac de Côme, dans l’air revigorant du petit matin. La Effeffe campe bien sur la route; les suspensions semblent étonnamment souples, la berlinette est à peine secouée par une route au revêtement très endommagé. Elle nous rappelle en cela la Lotus Elan, qui pouvait se permettre des mouvements de caisse amples, car son poids léger n’avait pas besoin d’être retenu par des ressorts durs et des amortisseurs figés.
Pièces uniques en petite série
Effeffe pourrait construire environ 12 voitures par an, nous révèle son propriétaire; une barchetta avec moteur turbo, suspension à roues indépendantes et boîte de vitesses d’Alfetta est en construction, tout comme la GT. Une Berlinetta coûte près de 400 000 euros. L’homologation en Suisse, avec un autre moteur, est actuellement envisagée. Certains rêvent de posséder leur propre voiture, mais la Effeffe est bien réelle et fonctionne. Elle est à la fois sophistiquée et fidèle aux intentions de départ. Le fait qu’un tel projet soit possible tient du miracle. Leonardo Frigerio explique cet exploit par une devise: «Transformer les idées en objets».