Depuis le développement des véhicules motorisés dans les années 1930, l’accidentologie est devenue un sujet de première importance, le taux de mortalité sur les routes atteignant alors des proportions très élevées. Voilà qui explique pourquoi l’Université de Wayne State à Détroit débuta à cette époque une étude de traumatologie visant à récolter des données sur le comportement des corps humains lors de collisions. Les premiers sujets des essais utilisés ont été des personnes ayant donné leur corps à la science. A l’époque, ces cadavres ont été équipés d’accéléromètres et placés dans des automobiles qui étaient ensuite soumises à des collisions frontales. Cependant, l’utilisation de ces corps créait presque autant de problèmes qu’elle en résolvait, puisqu’aux soucis moraux et éthiques s’ajoutaient des ennuis techniques; chaque corps n’étant utilisable qu’une fois, et tous étant différents, il était extrêmement difficile de produire des données fiables.
C’est ainsi que l’idée d’utiliser des volontaires bien vivants est née. Dans les années qui ont suivi, Lawrence Patrick, un professeur de l’Université de Wayne State, a effectué environ 400 essais de décélération rapide sur le corps humain. Lui et ses étudiants ont été percutés sur le torse par de lourds pendules, ou même sur le visage par des marteaux pneumatiques. Bien qu’utiles, ces tests étaient limités par la fragilité du corps humain. Ainsi, au début des années 1950, un chercheur américain du nom de Samuel W. Alderson a alors créé le tout premier «dispositif anthropomorphe d’essai» (DAE). Le mannequin de crash-test était né.
La naissance de l’Hybrid I
Engagé par General Motors et par Ford, Anderson a poursuivi ses travaux avec les séries VIP-50. Cependant, aucun des deux constructeurs automobiles n’était tout à fait satisfait par le modèle développé par le chercheur. Anderson a continué ses efforts et, en 1971, il a abouti à l’«Hybrid I 50e percentile», un DAE modelé d’après les proportions, la taille et le poids d’un adulte mâle moyen. Depuis lors, un travail considérable a été effectué afin de créer des mannequins de plus en plus sophistiqués et toujours plus biofidèles, autrement dit, qui correspondent mieux à la forme et aux caractéristiques réelles du corps humain. Désormais indispensables pour le développement de nouvelles automobiles, ils permettent aux ingénieurs de concevoir des produits toujours plus sûrs. Voilà qui méritait bien une rencontre en bonne et due forme.
«Les mannequins actuels ont une composition très complexe», raconte Sandro Caviezel, responsable du secteur sécurité passive au Dynamic Test Center (DTC) de Vauffelin (BE). C’est que «les membres du mannequin doivent être représentatifs de ceux d’un humain, notamment en matière de poids», précise-t-il. Ainsi, à l’heure d’assembler la structure, les constructeurs jouent avec une multitude de matériaux différents. La tête, par exemple, est faite d’aluminium, tandis que le corps est en acier. Parfois, la structure peut également être composée de bronze. Ce n’est pas tout, pour leur enveloppe extérieure, les mannequins ont recours à du Delrin (thermoplastique à base de polyoxyméthylène, développé par l’équipementier américain DuPont), de la mousse de polyuréthane et d’uréthane, et du vinyle. Par souci de réalisme, les DAE sont généralement «habillés» de vêtements fournis par des équipementiers spécifiques. Il en va d’ailleurs de même pour les peintures ainsi que les adhésifs dont ils sont revêtus.
Une armada de capteurs
A ce propos, à quoi servent-elles, finalement, ces cibles jaunes et noires apposées sur les tempes du DAE? «Lors des tests, il y a toujours des caméras qui filment. Ces cibles permettent de mesurer de nombreuses informations, comme la décélération de la tête d’un mannequin lorsque celle-ci s’enfonce dans l’airbag par exemple», explique l’expert. En plus de ces différentes caméras permettant d’étudier le comportement du mannequin de l’extérieur, les DAE embarquent en leur sein une véritable armada d’instruments de mesure; les mannequins les plus spécialisés peuvent en contenir jusqu’à 80, voire davantage dans certains types d’utilisation. «Parmi eux figurent des capteurs de charge mesurant la force (ndlr: mesurée en Newton), des accéléromètres mesurant l’accélération subie par le mannequin (ndlr: mesurée en g) ainsi que des capteurs de couple (ndlr: mesuré en Newton-mètre). Tous ces dispositifs permettent de mesurer si une situation est critique pour le corps humain ou non. Par exemple, des capteurs de charge et de couple placés dans la nuque d’un DAE permettent de déterminer si le cou d’une personne prise dans un accident similaire aurait oui ou non été blessé», explique Caviezel.
«En outre, les mannequins embarquent également des capteurs de déplacement (ndlr: mesuré en millimètres). Il y en a, par exemple, au niveau de la poitrine ainsi qu’au niveau des genoux», ajoute Caviezel. Calculant des valeurs souvent très faibles, les capteurs de déplacement ont incité l’organisme européen Euro NCAP à commander une toute nouvelle flotte de DAE, passant des Hybrid III – oui, le descendant de l’Hybrid I – aux THOR (lire les deux encadrés), «car les nouveaux THOR sont bien plus biofidèles. Ainsi disposent-ils d’un buste bien plus évolué, dont le poitrail réagit plus fidèlement en cas d’impact. En l’occurrence, ils se déforment davantage. Les anciens DAE indiquaient trop souvent de faibles valeurs de déplacement du buste, alors que des études d’accidents réels révélaient des valeurs bien plus critiques pour les occupants. Les THOR corrigent ce défaut», raconte Caviezel.
Des mannequins branchés
Toutes les informations enregistrées lors de l’accident représentent un volume important de données: «Sur les modèles plus anciens, chaque capteur a sa propre fiche et son propre câble de lecture. Ainsi, du dos de ces DAE sort une grosse gaine de câbles. Ceux-ci sont reliés à une unité électronique qui enregistre les données. Quant aux mannequins plus récents, ils profitent d’un réseau BUS qui collecte toutes les données sur un seul et même câble, lesquelles sont enregistrées directement. Ce qui est très pratique pour les crash-tests de motos par exemple», développe l’ingénieur. A noter que les modèles les plus sophistiqués de DAE peuvent enregistrer jusqu’à 100 000 informations par seconde.
Le prix de cette technologie est complètement insoupçonné: «Un DAE standard dénué de capteurs coûte aux environs de 90 000 francs suisses. Avec les capteurs, indispensables à notre travail, il faut doubler ce prix, soit 180 000 francs. Quant aux modèles de dernière génération, les THOR, leur prix grimpe jusqu’à un demi-million de francs», révèle Caviezel. Et il ne faut pas croire qu’un seul mannequin suffit: «On ne peut pas travailler avec un seul DAE. Il en faut au minimum deux!», affirme Caviezel. Etant donné ce prix, il vaut mieux éviter d’endommager les dispositifs anthropomorphes d’essai lors des «accidents» reproduits en laboratoire: «Les DAE sont faits pour les crash-tests. Donc, l’idée n’est pas de les détruire lors de chacune de leur utilisation, ni même d’en abîmer une partie, mais bien de mesurer si l’impact aurait oui ou non blessé l’humain. Et c’est là que les nombreux capteurs interviennent.»
Cela dit, il arrive bien évidemment que des mannequins soient abîmés dans le cadre d’un crash-test. Dans ce cas-là, ils sont envoyés en réparation. Il faut également préciser que tout comme les véhicules, les DAE doivent être entretenus. Ainsi sont-ils de temps à autre envoyés en révision, comme le confirme le responsable du DTC: «Les DAE sont recalibrés après une certaine période d’utilisation. Il sont, en outre, renvoyés chez le fabricant à intervalles réguliers», dit-il. Mais quels sont-ils, ces fabricants? «Seul un petit nombre d’entreprises dans le monde a l’autorisation de fabriquer des mannequins. L’entreprise américaine Humanetics possède le monopole, surtout depuis qu’elle a racheté la plupart de ses concurrents», détaille l’expert.
Chez leur fabricant, des «parties» de ces DAE sont soumises à des tests de solidité en laissant la tête tomber par terre ou en effectuant un impact sur la poitrine. En plus de cela, les capteurs demandent également à être vérifiés après chaque test. Et les vérifications sont pires dans le cas d’un test critique, à plus forte vélocité: «Il faut alors vérifier les éléments structurels du DAE, comme le squelette en métal», ajoute-t-il. Evidemment, comme cela a déjà été expliqué, l’objectif n’est jamais d’abîmer le mannequin mais, malheureusement, il arrive parfois que ce soit le cas. Des souffre-douleur qui n’ont de cesse de subir les affres que leur infligent les constructeurs. Oui, à n’en pas douter, les automobilistes leur doivent beaucoup.
Hybrid III, une famille complète
Descendant de l’Hybrid I et de l’Hybrid II, l’Hybrid III est utilisé dans nombre de tests de collision frontale depuis le début du 21e siècle. A l’origine, ce modèle représentait un adulte dont la taille et le poids étaient égaux à ceux de l’homme moyen nord-américain à l’époque de son développement. S’il pouvait se tenir debout, il mesurerait 175 cm et aurait une masse d’environ 77 kg. A noter qu’il a, depuis sa création, été décliné dans toute une famille de modèles. Il est ainsi accompagné d’un «grand frère» mesurant 188 cm et pesant 100 kg, d’une femme à la taille au poids plus réduits (152 cm et 50 kg) et de deux enfants, un de six ans de 21 kg et un autre de trois ans de 15 kg. Etant donné qu’il n’existe que très peu de données concrètes des effets des accidents sur les enfants, et que de telles données sont très difficiles à obtenir, ces modèles sont en grande partie basés sur des estimations et des approximations.
THOR, la «Rolls» des mannequins
Le THOR, soit «Test device for Human Occupant Restraint» (dispositif d’essai pour la retenue des occupants humains), est ce qui se fait de mieux en matière de DAE. Disponible au tarif de 500 000 francs suisses environ (!), il intègre des avancées majeures en matière de biofidélité. Très ressemblant à un corps humain donc, il est ainsi plus à même de mesurer les lésions corporelles au niveau du buste. Il dispose, en outre, d’une instrumentation considérablement élargie par rapport à l’Hybrid III. Disponible en modèles homme et femme adultes, il est utilisé tant par la NHTSA (National Highway Traffic Safety Administration) américaine que par le célèbre organisme de sécurité européen Euro NCAP, où il est notamment certifié dans les tests d’impact frontal.