Si vous faites partie de ceux qui ne sont pas très branchés par l’électromobilité, les signaux contradictoires envoyés l’été passé par des villes de l’Union européenne (UE) n’avaient pas de quoi vous rassurer. En effet, vu de Suisse, la situation semblait floue; on ne savait pas vraiment si le développement des carburants synthétiques allait connaître un brutal coup d’arrêt ou au contraire s’il allait s’intensifier.
A Strasbourg, le Parlement européen s’est réuni début juin et a adopté une législation visant à «interdire les véhicules à combustion» à partir de 2035. Cela concerne aussi bien les voitures que les utilitaires légers et il n’existe aucune exception dans ce texte, même pas pour les moteurs à combustion fonctionnant à l’hydrogène ou aux carburants synthétiques (ou eFuels). Le fait que ces derniers soient considérés comme climatiquement neutres s’ils sont produits avec de l’électricité issue de sources renouvelables n’a pas été pris en compte. Effectivement, les politiques ont tendance à se focaliser sur les émissions de CO2 à la sortie du tuyau d’échappement plutôt que sur l’ensemble du cycle de production et de vie de la voiture. Voici pourquoi nous en sommes arrivés à la promotion des autos électriques et à cette redoutable sentence.
Lueur d’espoir
Environ trois semaines après cette réunion, les ministres de l’environnement des 27 États membres se sont retrouvés. Ces conseils des ministres forment la deuxième chambre du processus législatif de l’UE. Celle-ci a confirmé l’interdiction des véhicules à combustion, avec toutefois un ajout intéressant. Sous la pression des pays où l’industrie automobile est importante, comme l’Allemagne, le Conseil a sommé la Commission européenne de formuler un amendement qui réhabilite les eFuels.
Désormais, il faut donc élaborer des propositions sur la manière d’autoriser, après 2035, les véhicules fonctionnant exclusivement avec des carburants neutres en CO2. Comme l’intérêt des eFuels réside précisément dans leur composition chimique qui correspond en grande partie à celle des carburants fossiles, il s’agit là d’un immense défi technique. De plus, on ne sait pas encore si le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil des ministres de l’UE parviendront à s’entendre sur un compromis que les sceptiques présents dans le camp des Verts considèrent comme une «porte dérobée pour le moteur à combustion».
Au final, quel que soit le résultat de ces négociations, les consommateurs suisses seront directement concernés. En effet, les voitures vendues par le réseau de distribution conventionnel répondent aux normes d’homologation européennes. Toutefois, il reste la question des véhicules d’occasion. Les grandes flottes existantes ne seront pas concernées par l’interdiction de 2035. Sans eFuels, les véhicules à moteur à combustion resteront des émetteurs de CO2 jusqu’à la fin de leur cycle de vie.
Une part obligatoire d’eFuels?
A la mi-septembre, pour la première fois, le Parlement européen s’est prononcé en faveur de quotas minimums de carburants synthétiques neutres pour le climat. Selon ce texte, la part des carburants renouvelables d’origine non biologique (RFNBO) dans le secteur des transports devra atteindre au moins 5,7% d’ici 2030.
Monika Griefahn, présidente du conseil d’administration d’eFuel Alliance, considère cette décision comme un pas en avant important: «La confirmation du Parlement européen a permis d’obtenir une meilleure sécurité de planification pour les producteurs et les utilisateurs de produits à base d’hydrogène tels que les eFuels». Selon elle, des objectifs concrets permettront d’accélérer l’abandon des énergies fossiles et de réduire les émissions de CO2. Monika Griefahn, qui a aussi été cofondatrice de Greenpeace Allemagne, salue le fait que les politiques passent des paroles aux actes: les acteurs économiques ont besoin d’un cadre légal pour concrétiser les souhaits de la société. La façon dont l’UE a mené sa politique de réduction des émissions de CO2 jusqu’à présent est plutôt convaincante: des objectifs en matière de CO2 ont été définis très tôt, et depuis dix ans, la menace de sanctions s’applique si les objectifs de flotte ne sont pas atteints. L’industrie a pu s’adapter et a adopté la méthode du «downsizing» avant de se lancer dans l’électrification. Sur le fond, la décision de l’UE peut être critiquée, mais au moins, elle avait le mérite d’être ouverte aux diverses technologies et de penser sur le long terme.
Hélas, cette stabilité de l’UE semble s’être évaporée, critique Fabian Bilger, directeur adjoint d’Avenergy Suisse, la faîtière des importateurs de combustibles et carburants liquides. «Les directives changent plus vite que je ne change de chemise» lance-t-il. Effectivement, les exigences de l’UE concernant l’infrastructure liée à l’hydrogène auraient déjà été modifiées à huit reprises. La situation ne s’améliorerait pas non plus si l’on laissait les pays membres élaborer leur propre législation: les allègements fiscaux et les subventions pour la promotion de la mobilité électrique diffèrent d’un pays à l’autre et changent constamment.
Or, le manque de fiabilité des directives politiques est un obstacle lorsqu’il s’agit d’injecter des fonds. Les lourds investissements dans l’infrastructure énergétique demandent d’avoir une bonne prévisibilité à long terme. «Les incertitudes liées au cadre législatif sont donc un cauchemar pour les investisseurs» conclut Fabian Bilger.
Stockage de l’électricité
Les eFuels – appelés ainsi parce que leur fabrication nécessite de l’électricité – peuvent-ils devenir une réalité malgré tout? Les arguments en leur faveur ne manquent pas: ils sont globalement neutres pour le climat lorsqu’ils sont produits avec de l’électricité issue de l’énergie éolienne ou solaire, car la combustion ne libère que le CO2 qui a été préalablement utilisé lors du processus de fabrication. En outre, ce carburant synthétique permet de stocker l’électricité, une source d’énergie volatile, et de la transporter facilement. Les eFuels, disponibles en quantité suffisante dans un futur assez proche, permettraient de décarboner les quelque 1,5 milliard de véhicules thermiques actuels. Il n’y aurait pas de moteur à remplacer, ni de nouvelles stations-service à construire. De surcroît, les propriétés chimiques peuvent être optimisées de manière à ce que leur combustion produise moins d’émissions que celle des carburants fossiles.
Cela dit, les carburants synthétiques ont pour principal inconvénient leur côté énergivore, tant lors de la production que de leur consommation. L’électrolyse initiale nécessite beaucoup d’électricité et les moteurs à pistons sont loin d’être aussi efficients que les moteurs électriques. Même si ces chiffres ne doivent pas être considérés commes absolus, ils illustrent bien le problème: un litre d’eFuel requiert environ 27 kWh d’électricité. Or, avec cette quantité d’énergie, une auto électrique peut parcourir environ 150 km.
Etant donné que l’efficacité de la production d’eFuels ne peut guère être augmentée de manière significative dans un avenir proche, les experts plaident pour que les capacités de production actuelles soient utilisées en priorité dans des secteurs où une autre forme de décarbonisation n’est guère possible, comme le trafic aérien et le transport maritime mondial. Cela dit, l’obligation d’incorporer une part d’eFuel pour le trafic routier irait à l’encontre de cette solution préconisée par les experts.
Diversifier les sources
Les promoteurs du tout-électrique à batterie pensent disposer d’un argument massue en brandissant la faible efficience des eFuels. Cependant, d’autres soulignent que ce critère n’est pas décisif. Les raisons susmentionnées ne sont pas les seules à donner du crédit aux carburants synthétiques: ils permettent d’accroître la sécurité de l’approvisionnement par la diversification des sources. Aux pays producteurs de pétrole s’ajouteraient de nouvelles zones où le vent et le soleil sont abondants et où l’électricité peut être produite à bas coût.
On pense aux régions du Maghreb ou d’Amérique du Sud, où Porsche conçoit déjà de l’eFuel à partir d’énergie éolienne au Chili. Toutefois, il n’existe aucune garantie à long terme de pouvoir s’approvisionner en énergie uniquement dans des démocraties dignes de ce nom. D’ailleurs, selon Bilger, l’autosuffisance énergétique est une illusion dans les centres économiques très peuplés tels qu’en Europe, que ce soit aujourd’hui ou à l’avenir.
Et dans les transports?
Pour revenir à la politique de l’UE et à ses répercussions sur la Suisse, la décision d’interdir les autos émettant du CO2 semble entérinée. Néanmoins, il existe encore encore l’éventualité d’une exception pour les eFuels, mais il est impossible de prédire si les négociations entre la Commission, le Parlement et les États membres aboutiront. Quid de l’obligation d’incorporer une part d’eFuels dans le secteur des transports? Les groupes pétroliers, qui se transforment de plus en plus en prestataires de services énergétiques, saluent a priori cette mesure. L’expert Fabian Bilger partage cet avis, même si le taux lui semble arbitraire et très ambitieux. En effet, une part de 5,7% de tous les carburants consommés en Europe représente une quantité énorme, alors que les eFuels ne sont aujourd’hui produits qu’à un très faible volume.
Cela dit, du point de vue technique, la production d’eFuels ne pose plus de problèmes fondamentaux. La mise en place rapide des capacités requises implique toutefois des investissements considérables pour le secteur de l’énergie. Le résultat des négociations en Europe sera donc crucial.