Afin de vous donner une idée du bestiau, rien ne vaut quelques chiffres éloquents: le réservoir contient 40 gallons d’essence (soit environ 150 litres d’essence) et le V8 est un big block de 454 ci (7,4 l) qui transmet ses 240 chevaux à une boîte auto Turbo Hydra-Matic à trois vitesses. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la mécanique de ce colosse n’est pas stressée! Son genre costaud et rustique se remarque aussi à l’autre bout de la transmission, où officie un essieu rigide relié à des ressorts à lames. Le modèle dont nous parlons date de 1986 et appartient à la septième génération. Celle-ci s’est étendue de 1973 à 1991, pratiquement sans connaître de changement. Si le catalogue utilisait le terme de «truck» (c’est-à-dire camion), ce n’est sans doute pas pour rien; le Suburban est l’une des plus grandes voitures de tourisme jamais construites en série – et ce jusqu’à aujourd’hui. Effectivement, sur les routes du Vieux Continent où pullulent les compactes, il ressemble davantage à un minibus de 3,5 tonnes qu’à une voiture de tourisme. A titre de comparaison, la surface au sol qu’il occupe correspond à peu près à celle d’un Mercedes Sprinter. Si chez nous, conduire un Suburban pourrait ressembler à un tour à dos de cachalot dans une mare aux canards, ce n’est évidemment pas le cas dans son pays natal. Avant de nous pencher sur ce contexte original dans lequel il a été conçu, laissons-nous charmer sur nous par cette forteresse automobile, sans préjugés. L’exemplaire de cet essai, un Silverado R20 appartenant à Ulrich Frede, est peut-être l’un des plus beaux survivants que l’on puisse trouver en Suisse.
Doux colosse
Première étape, il faut se hisser à bord; on loue la présence du marchepied latéral. La banquette avant offre suffisament d’espace pour que trois bons vivants y prennent place. Les médisants chercheront en vain le kitsch à la sauce US dans l’habitacle: le tableau de bord fait preuve de sobriété, aucune trace de bling-bling ou d’ornements «inutiles». Au centre se trouve un compteur de vitesse rond, à côté duquel sont regroupés diverses jauges. Le sélecteur de vitesses est placé sur la colonne de direction, dans le plus pur style américain, laissant ainsi un espace libre pour les pieds du passager central.
Le regard se porte ensuite sur le capot, semblant aussi vaste et blanc que la plaine salée de l’ancien Lac Bonneville, dans l’Utah. Malgré ses mensurations, la forme anguleuse du Suburban facilite grandement son maniement. Quant à la position d’assise surélevée, elle offre une sensation similaire à celle dont profitent de nombreux fans de bus VW. Toutefois, la comparaison en matière de sensations de conduite entre les deux utilitaires s’arrête là: dans la Chevy, la force tranquille permet une conduite aussi douce que si l’on baignait dans du beurre. Le moteur reste à peine audible dans la plupart des situations, mais il y a toujours suffisamment de puissance en stock si besoin. A l’époque de sa sortie, le big block de ce Suburban était plus puissant que le V8 d’une Corvette contemporaine.
Certes, les changements de vitesse sont accompagnés d’une secousse très nette entre les deux premiers rapports; à défaut d’un confort absolu, on a en revanche l’impression que cette boîte est indestructible. L’accélération se déroule avec vigueur et s’avère bien meilleure qu’on pourrait le croire, au vu de la carrure. En ce qui concerne le freinage et la tenue de route, on peut tout au plus les comparer avec ceux d’une camionnette européenne. Pas franchement taillé pour les cols alpins, il ne sera pas beaucoup plus à son aise au centre-ville, où il ne vaut même pas la peine de chercher une place à sa taille. Cela dit, comme le laisse supposer son nom, il n’a pas pour objectif de s’aventurer au-delà de la banlieue; c’est une auto faite pour les grands espaces. Tout le contraire du cadre dans lequel évolue celle d’Ulrich Frede, au milieu de la ville de Zurich.
Bête de somme
De ce côté-ci de l’Atlantique, le géant du Michigan bardé de chromes jusqu’aux jantes nous apparaît comme un symbole de statut social. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où le Suburban y est une banale bête de somme pour les travailleurs et les familles de la classe moyenne. A la façon d’un grand break monté sur un châssis d’utilitaire, le premier d’une longue lignée a été lancé en 1935. D’ailleurs, «Suburban» est le nom de modèle qui a eu la plus longue carrière dans la construction automobile. Aux États-Unis, le Suburban est idéal pour ceux qui ne veulent pas laisser leur équipement sans surveillance dans la benne de leur pick-up et pour ceux qui ont un gros chien ou une grande famille à transporter (neuf places au maximum). Grâce à sa nature robuste, il fait également partie des incontournables en matière de véhicule de flotte. Et bien sûr, le Suburban représente aussi un excellent compagnon lors de toutes les activités de loisirs en plein air; il incarne parfaitement la désignation Sports Utility Vehicle – ou SUV – dont il est l’un des premiers représentants. Grâce à sa capacité de remorquage de 3500 kg dans notre pays, voire davantage aux États-Unis, il peut tirer sans peine un bateau ou un van pour chevaux. Et même s’il ne compte pas faire un tel usage de son auto, l’acheteur américain préfère savoir qu’il dispose d’une voiture solide qui en est capable.
Voiture favorite du service public
A partir des années 1920, les marques américaines ont commencé à se tailler une large part du marché automobile suisse, allant jusqu’à représenter près de la moitié des voitures neuves à une certaine époque. L’ouverture de l’usine General Motors à Bienne (BE) a certainement contribué à cet essor. La première voiture – une Buick – à avoir quitté la chaîne de montage, le 5 février 1936, sera suivie de nombreuses Chevrolet, rendant la marque encore plus suisse. En effet, elle tient son nom de son illustre fondateur Louis Chevrolet, un Chaux-de-Fonnier ayant émigré aux Etats-Unis en 1900. Dès lors, que divers services suisses (police, pompiers, hôpitaux, etc.) en fasse leur véhicule d’intervention n’avait rien de surprenant. Plusieurs Suburban ont par exemple servi à la police cantonale lucernoise à partir de 1951 comme véhicule dépêché sur les lieux d’accidents afin de procéder au constat. Robuste et spacieux, ils répondaient aux exigences et leur présence sur les lieux rassurait tout le monde.
A la maison sur la route
Tel une île dans l’océan de la circulation – peut-être faudrait-il plutôt parler de forteresse – le Suburban vous fait vous sentir comme à la maison; à bord, rien ne peut vous arriver. Désormais, son âge fait de lui un oldtimer particulièrement intéressant. Sa gueule inimitable et son entretien facile et peu coûteux (les pièces sont disponibles en abondance grâce à sa longue carrière et la compatibilité avec d’autres marques de GM) sont autant d’atouts qui plaident en sa faveur. Inutile pour notre Suburban zurichois, il ne dispose pas de la transmission intégrale, bien que cette dernière était disponible en option, ce qui rajoutait un essieu rigide à l’avant.
Ce véhicule mythique incarne presque à lui seul la culture américaine et, si l’on fait abstraction des clichés, c’est une voiture tout à fait agréable et très pratique à l’usage. Effectivement, rares sont les chevaux de trait aussi doués que lui pour tracter une Airstream Silver Bullet, la caravane américaine typique. Pas de doute, si vous vous rendez de temps en temps à des rassemblements d’autos anciennes, vous apprécierez l’immensité de la chambre à coucher – pardon, du coffre. Une fois la banquette rabattue, il ne reste plus qu’à s’installer confortablement pour la nuit et se plonger dans «l’american way of life»!