L’épopée de l’automobile a une trame passionnante, mais ce sont surtout dans les années 60 que l’on atteint le point d’orgue. Certes, l’interdiction de courir sur circuit en Suisse a tenu notre pays à l’écart de la Formule 1, mais les compétitions automobiles restaient nombreuses. Et les pilotes aussi! Parmi eux, Peter Schetty, qui s’était lancé dans cette aventure avec autant d’enthousiasme que de réalisme. Ce Bâlois, issu d’une famille d’industriels, nourrissait depuis longtemps le rêve de devenir pilote professionnel, et le destin lui a donné un coup de pouce: il hérita d’une tante d’une somme qui lui permit d’acquérir une voiture compétitive. «Ma famille n’était pas du tout favorable à l’idée que je m’engage en course; mais je savais que je devais acheter une voiture performante pour me faire remarquer. Les cadors avaient une Ferrari, il fallait donc que je trouve une monture rapide et unique!», relate Peter Schetty, lors d’un dîner dans le Saanenland, par un beau jour d’hiver. «Au garage Filipinetti – pas l’écurie de course! – Claude Sage m’a vendu une Shelby Mustang 350 GT R, le R distinguant la version de course. Caroll Shelby n’en avait construit que 34. C’est avec cette voiture que j’ai vraiment commencé à faire de la compétition et c’était d’ailleurs ma seule voiture à l’époque. Elle me servait de voiture de tous les jours, grâce à un silencieux facile à monter.» Les succès ne se firent pas attendre et le jeune «rookie» fit sensation en Suisse comme à l’étranger. Il se classa deuxième au championnat européen de la montagne en 1966.
Entrée chez Carlo Abarth
Peter Schetty poursuit: «En 1966, j’étudiais à Vienne et l’importateur Ford local avait mis à ma disposition une Cortina Lotus, avec laquelle je devais participer à la course du Gaisberg. C’est là que Carlo Abarth a dû me remarquer. J’ai reçu une invitation à Turin, que j’ai acceptée. Une fois sur place, je devais boucler quelques tours du circuit tracé sur l’aérodrome proche de l’usine Abarth, avec une petite 1000 Bialbero. Carlo Abarth lui-même se tenait au bord de la piste, accompagnée de Renzo Avidano, le directeur de course de la Squadra Abarth. J’ai calé le moteur au premier démarrage… C’était une voiture complètement différente de la Shelby. A la deuxième tentative, même échec! La troisième était la bonne; le moteur s’est mis à hurler et j’ai pris la piste. Cependant après quelques tours, j’ai remarqué que le patron avait disparu. J’ai pensé que j’avais échoué et je suis sorti de la voiture. Puis, de manière inattendue, on m’a invité au bureau. J’étais devenu pilote d’usine pour Abarth! Mais je travaillais aussi à l’administration de l’entreprise.» Peter Schetty s’est alors installé à Turin, dans des conditions spartiates qui l’amusent encore aujourd’hui: «Je m’étais organisé une pièce dans la cave, avec un lit de camp. Dans la buanderie, un tuyau faisait office de pommeau de douche». Courses, essais et tâches administratives allaient de pair chez Abarth. Grâce aux multiples talents du Suisse, la 2000 Sport Spider s’imposera dans le championnat d’Europe de la montagne pour les voitures de course… mais l’histoire prit un autre tournant. «Carlo Abarth, qui n’avait pas de successeur, m’a proposé de reprendre son entreprise et de lui verser une pension à vie», se souvient Peter Schetty qui avait alors déjà obtenu son doctorat en sciences économiques. «Cependant, dans le sport automobile, il n’y a pas de place pour les docteurs!» Pour l’anecdote, en 1966, Peter Schetty avait interdit à notre rédacteur sportif de l’époque, Adriano Cimarosti, de le nommer par son titre académique. Le Bâlois déclina l’offre de son employeur et démissionna de son poste à Turin à la fin de l’année 1968. Dans l’intervalle, Maranello lui avait promis un contrat, mais ce n’était pas joué d’avance: «Je n’avais pas encore signé le contrat avec Ferrari, et tout aurait pu partir en fumée».
Pilote d’essai et de course
Peter Schetty fit honneur à ses nouvelles couleurs en remportant le championnat européen de la montagne sur la Ferrari 212 E Montagna. En cette année 1969, l’équipage établit plusieurs records et remporta sept victoires sur les huit courses que comptait la saison. Seule la victoire au Gaisberg lui échappa; celle-ci revint à Arturo Merzario… qui courait sur une Abarth.
Chez Ferrari, le Suisse officiait aussi bien comme pilote de course que comme pilote d’essai, et travaillait également au bureau. «Ferrari payait plutôt bien!», se souvient Peter Schetty, qui appréciait aussi les enseignements acquis auprès du Commendatore: «Toutefois, je ne l’ai jamais appelé ainsi! Enzo Ferrari savait que les Suisses ne sont pas très friands des titres et autres grades. Il s’adressait à moi par mon prénom, et je l’appelais simplement Signore Ferrari.»
Enzo Ferrari était un fin tacticien, et Peter Schetty en témoigne avec une anecdote croustillante: «Fiat venait d’augmenter sa part dans le capital de Ferrari, à 50%. Le budget était là, mais le constructeur turinois ne voulait pas investir autant que prévu. La publicité était autorisée sur les voitures depuis 1968, et Ferrari détestait cela: ‹Mie auto non fumano!›, disait-il». Il imagina alors un plan et convoqua les responsables de Marlboro dans son usine, ainsi qu’un parterre de journalistes et d’informateurs connus. Il avait réuni le plus grand nombre possible de personnes susceptibles de diffuser la nouvelle d’un probable rapprochement entre le cigarettier et le constructeur de Maranello. Durant la visite d’usine, un collaborateur annonça le départ en catastrophe du Commendatore, prétextant une visite urgente à son épouse. Il n’y eut pas de négociation, mais la nouvelle d’un accord probable se répandit très vite. Et cela poussa Fiat, certain de bénéficier d’une manne supplémentaire de la part de sponsors, à mettre plus d’argent à disposition de Ferrari.
Les relations entre Peter Schetty et Ferrari ont toujours été amicales, mais il y avait parfois de l’eau dans le gaz avec Mauro Forghieri, le chef constructeur. «Le dialogue était houleux car Forgheri était très conservateur. Il était acquis à la structure tubulaire en treillis avec des tôles d’aluminium rivetées, alors que ce concept de construction était dépassé à la fin des années 1960. Je me suis procuré une monocoque en Angleterre, chez John Thompson. Nous l’avons étudiée à Maranello, puis extrapolée pour la 312B3.» Peter Schetty évoque un autre souvenir marquant de son passage à Maranello: «Enzo Ferrari ne voyageait plus avec l’équipe de course depuis l’accident traumatisant de De Portago, qui avait causé la mort de dix spectateurs lors des Mille Miglia de 1957. Il avait alors été inculpé et s’était vu confisqué son passeport. Il faisait désormais confiance à ses informateurs. Néanmoins, le Commendatore aimait les gens honnêtes, qui vont droit au but. Et comme il était malin, ses hommes de confiance n’étaient connus que de lui. Il valait donc mieux lui dire la vérité, car il l’aurait de toute façon apprise par un autre canal. Pour ma part, je téléphonais tous les jours à Maranello depuis les circuits».
Directeur de course Ferrari
Peter Schetty mit un terme à sa carrière de pilote de course à la fin de la saison 1970, pour une raison qu’il explique très sobrement: «Je n’étais pas assez bon pour être champion du monde de Formule 1 et j’en étais conscient. J’étais rapide, mais certains pilotes me mettaient quelques dixièmes au tour. J’ai continué à tester toutes nos voitures en tant que pilote d’essai, y compris la Formule 1.» Il accéda au poste de directeur de course de la Scuderia, qui le mit en contact avec des pilotes à forte personnalité: «Avec Ronnie Peterson, il ne fallait pas s’attendre à un feedback détaillé sur la voiture après un essai. Il s’installait au volant, roulait puis nous disait simplement si la voiture lui convenait ou non. On ne savait pas pourquoi ni comment, mais en définitive, il tirait toujours le meilleur parti de sa monture, peu importe les réglages.» Mario Andretti a aussi marqué Peter Schetty, par son professionnalisme sur et hors des circuits: «Aucun pilote européen n’avait un tel don pour les apparitions en public, sauf peut-être Jackie Stewart. En terme de communication, Andretti jouait dans une ligue à part.» Le directeur de course choisissait les pilotes en accord avec Enzo Ferrari: «Personne n’envoyait de candidature; nous observions les pilotes, puis nous les abordions, avant de les inviter éventuellement à Maranello.» Peter Schetty en sait beaucoup sur ces entretiens et sur la manière d’accueillir du Commendatore: «Jusqu’à sa mort en 1988, je rendais visite à Enzo Ferrari au moins une fois par an. Il m’avait confié une fois qu’il regrettait de ne plus voyager. Il s’était créé sa propre cage dorée, dans laquelle il n’était pas très à l’aise.»
Peter Schetty se souvient aussi avoir repris contact avec ses parents à la fin de sa carrière de pilote, après quatre ans de silence. A la fin 1972, Peter Schetty a finalement décidé de couper les ponts avec la compétition automobile, pour se consacrer à l’entreprise familiale: «Ce n’était pas un défi facile, nous étions en pleine crise pétrolière.» Il a alors connu le succès dans l’industrie textile et plus encore dans la production de tubes en plastique. «Je n’ai jamais regretté la course automobile. Toutefois, c’était une vie géniale, j’ai tout conduit!»