Il était une fois un tout petit pays où les courses sur circuit à caractère public sont interdites depuis bientôt 70 ans. Sorte de village gaulois du sport automobile mondial, ce petit pays a néanmoins toujours résisté. Non pas à l’envahisseur, mais bien à un réflexe d’abandon qui aurait pu paraître normal, à force de devoir contourner – en allant rouler à l’étranger – et surmonter les obstacles tendus devant celles et ceux qui ont pour passion la conduite. Pour profession, le pilotage.
On ne va pas dresser la liste de ceux qui ont inversé la tendance, qui ont puisé dans ces difficultés politico-culturelles la force de triompher, cette liste prendrait trop de place. Alors, on se contentera de rappeler que le 4 novembre 2023, en l’an 68 après l’interdiction, le drapeau suisse a flotté sur les trois podiums des 8 Heures de Bahreïn, finale du WEC, le Championnat du Monde d’Endurance.
Buemi l’expérimenté
À tout seigneur, tout honneur: Sébastien Buemi a remporté son quatrième titre de Champion du Monde d’Endurance, un sacre qu’il partage avec son équipier néo-zélandais Brendon Hartley, alors que le troisième homme de la Toyota GR010 Hybrid numéro 8, le Japonais Ryo Hirakawa, en est pour sa part à sa deuxième étoile… en deux ans de WEC! Les données étaient claires avant cette manche finale: déjà assuré du titre constructeur, Toyota savait que le titre pilotes ne concernait que les deux équipages maison. Avec un avantage pour la 8 (15 points), atout augmenté d’une unité après les qualifications (pole position signée Hartley, c’est toujours lui qui se charge de cette mission). Ce point supplémentaire était important puisqu’il permettait, en cas de pépin, à la Toyota de Buemi & Co de se contenter d’une troisième place. Mais il n’y a pas eu de pépin, même s’il a failli en avoir un, l’autre Toyota ayant été bousculée dès le premier virage par Earl Bamber. Les quatre roues de sa Cadillac s’étaient bloquées sur une centaine de mètres! Mais Buemi – c’est toujours lui qui prend le départ – est parvenu à passer entre les gouttes pour mener toute la course (34 secondes d’avance après deux heures, 43 à la mi-course sur la seconde Toyota, bien revenue après le coup dur du départ). Course parfaite. Et la saison? «Bien sûr, nous n’avons pas gagné le Mans, mais nous avons montré nos forces tout au long d’un championnat de plus en plus relevé. C’est toujours quelque chose de spécial de gagner une course, mais un titre se joue sur la régularité; même si nous n’avons pas toujours été la voiture la plus rapide, nous avons marqué des points à chaque manche. Finir par une victoire, c’est la cerise sur le gâteau», explique le pilote d’Aigle (VD).
Delétraz: week-end parfait
En LMP2, la WRT 41 du Genevois Louis Delétraz, du Polonais Robert Kubica et de l’Angolais Rui Andrade était idéalement placée en préambule de cette manche finale: avec 33 points d’avance sur l’Europol victorieuse des 24 Heures du Mans, celle de Fabio Scherer, l’équipage du team belge pouvait voir venir: «Nous devions terminer dans le top 8 ou que notre plus proche adversaire ne gagne pas. Sur le papier, c’était donc facile, mais je suis bien placé pour savoir qu’en endurance, il peut se passer des choses jusque dans le dernier tour – Delétraz avait perdu le Mans il y a deux ans suite à un court-circuit à moins de 5 kilomètres de l’arrivée.» À Bahreïn, après avoir mené une course toute d’intelligence («il fallait économiser les pneumatiques et, du même coup, nous avons économisé du carburant, ce qui nous a permis de quasi gagner un ravitaillement complet par rapport à nos adversaires»), le Genevois s’est retrouvé en tête à une vingtaine de minutes de l’arrivée, la seconde voiture du team WRT, qui menait jusque-là les débats, connaissant un problème au dernier ravitaillement (roue avant gauche bloquée).
Rahel Frey, la dame de fer
Reste l’histoire peut-être la plus poignante de cette finale. Une course doublement historique, puisque c’était la dernière de la classe LMGTE en WEC – place, dès l’an prochain, aux GT3 – et que cette course a été remportée par un équipage 100 % féminin, une première. Les «Iron Dames», la Suissesse Rahel Frey, la Belge Sarah Bovy et la Danoise Michelle Gatting, ont dû sortir le grand jeu, notamment Gatting dans son ultime relais, l’Aston Martin du D’Station Racing étant revenue à moins de 2 secondes de la Porsche rose. Alors que la Danoise était concentrée à son volant, que la Belge se mordait les ongles, Rahel Frey semblait en apnée dans son stand: «Cette victoire, après une expérience commune de cinq ans, c’est quelque chose de très émouvant. Nous pouvons être fières d’avoir montré que les Iron Dames étaient capables de s’imposer au plus haut niveau de la compétition GT. J’espère aussi que cette expérience servira à la jeune génération, car d’autres femmes vont y arriver, c’est un projet dans lequel je suis très impliquée», explique la Soleuroise de 37 ans. Du coup, les Iron Dames terminent deuxièmes du Championnat, le titre ayant déjà été assuré par la Corvette à Fuji (J).
Delétraz: peu importe le championnat!
Le Genevois Louis Delétraz était engagé cette saison dans trois championnats différents. Vainqueur à Bahreïn et sur le podium lors de six des sept manches du WEC, il remporte le dernier titre d’une catégorie qui disparaît du programme mondial, mais qui va se poursuivre en European Le Mans Series et en Asian Le Mans Series. À noter toutefois qu’une quinzaine de LMP2 seront néanmoins présentes au départ des 24 Heures du Mans 2024.
Champion du Monde, il termine également troisième en ELMS (deux victoires à la clef) et il était sur le point d’offrir au Wayne Taylor Racing le titre IMSA, au volant de l’Acura. Trois championnats différents, trois podiums finaux, ce véritable couteau suisse de la course n’est pas encore au repos: «En décembre, je vais découvrir les Asian Le Mans Series» à Sepang (Malaisie), explique le Genevois, 26 ans, qui n’a aucun regret d’avoir tourné définitivement le dos à la monoplace il y a trois ans. Après quatre saisons de Formule 2 et un statut coûteux de pilote-test chez Haas en F1 – où certaines promesses n’avaient pas été tenues –, il a pris le virage de l’endurance: «Désormais, je me bats pour la victoire tous les week-ends. Depuis deux ans, je suis 100 % professionnel, dans le sens où je gagne ma vie en pilotant», ajoute-t-il.
Conseils au docteur!
Ce week-end, Delétraz a notamment croisé dans son stand un certain Valentino Rossi: «Un grand Monsieur. Nous nous étions déjà rencontrés dans le cadre des 24 Heures du Mans, en juin dernier. Et l’autre jour, à la veille de cette finale de Bahreïn, nous avons poursuivi nos discussions entamées dans la Sarthe. Il n’arrêtait pas de poser des questions, il voulait tout savoir. Donner des conseils à une telle star, je ne pensais vraiment pas que cela m’arriverait un jour», rigole le Genevois. Dont le programme 2024 sera axé autour de l’IMSA. S’il était cette année troisième pilote Acura pour les courses d’endurance du championnat américain, Delétraz participera à l’ensemble du championnat l’an prochain, au sein du Wayne Taylor Racing by Andretti, aux côtés de Jordan Taylor: «L’équipe alignera cette fois deux Acura, mais comme la filiale Honda ne sera pas engagée en WEC, je ne connais pas encore mon programme hors IMSA, même s’il ne me déplairait pas d’être au départ du Mans en LMP2.»
Il y a longtemps que l’Endurance n’est plus une voie de garage pour les jeunes pilotes, toujours plus nombreux à comprendre que les carrières en monoplace sont devenues impayables, au sens premier du terme: «Entre le WEC et l’IMSA, il y aura l’an prochain dix constructeurs engagés; les technologies qui y sont développées sont intéressantes», ajoute le Romand. Et la discipline pourrait rapidement accueillir une star planétaire: Valentino Rossi. Ce n’est pas Delétraz qui le dit, c’est le principal intéressé qui le sous-entend…