Lorsque Reiner Eichenberger parle de «mobility pricing», un terme en particulier revient sans cesse: la transparence sur les coûts d’utilisation. Tout usager occasionnant des coûts, qu’ils soient cachés ou évidents, doit les payer, et ce qu’il utilise une voiture, un vélo ou un train. La bonne nouvelle? «En fin de compte, la voiture serait la meilleure des solutions dans tous les cas», explique l’expert en mobilité.
REUVUE AUTOMOBILE: Le «mobility pricing», autrement dit la mobilité tarifée, est un thème d’actualité récurrent. Vous en êtes un fervent adepte. Pourquoi?
Reiner Eichenberger: Parce qu’aujourd’hui, les usagers des transports engendrent des coûts qu’ils ne supportent pas financièrement parlant. Les moyens de transport coûtent cher, tout en engendrant d’énormes dégâts en termes d’environnement, de bruit, d’accidents, de congestion, d’étalement urbain. Tout en pesant énormément dans le budget des Etats. Cela s’applique aux routes et aux transports publics. Si nous parvenions à établir les coûts réels, nous vivrions dans un monde bien meilleur.
Mais comment parvenir à cette transparence des coûts?
La mobilité a un double coût. D’un côté, il y a les nuisances sonores, les accidents, la pollution environnementale et la surcharge de trafic. D’un autre, il y a la question des subventions. Or, si l’on réalise un calcul correct et que l’on comptabilise toutes les subventions, on constate que les transports en commun bénéficient, par personne-kilomètre, de quatre à cinq fois plus de subventions que l’auto. Bien entendu, c’est totalement absurde. Mais ça passe, car ces subventions sont favorisées par les lobbys des transports en commun. On en vient à stigmatiser l’automobile alors qu’en fait, ce sont les transports en commun qui devraient être critiqués. Le vélo, aussi, est un très mauvais moyen de transport si l’on se réfère aux seuls coûts par personne-kilomètre.
Lorsque l’on parle aujourd’hui de mobility pricing, on fait la plupart du temps allusion à l’auto. Pourquoi?
Avec le mobility pricing, il est facile de se fourvoyer. D’ailleurs, c’est bel et bien l’objectif de certains courants politiques. La vérité des coûts ne les intéresse pas, ils cherchent seulement à mettre les automobilistes sous pression financière et, avec l’argent, subventionner davantage les transports en commun et le vélo. Cela n’a pas de sens, car si l’on se réfère aux seuls coûts par personne-kilomètre, l’auto est bien plus efficiente que les TP.
Cela signifie que, si l’on instaure le mobility pricing, il faudra aussi imposer les cyclistes?
Aujourd’hui, taxer les cyclistes en fonction de leur kilométrage ne serait techniquement pas un problème. Mais la politique actuelle autour des vélos a une connotation quasi religieuse. Quoiqu’ils fassent, les cyclistes sont toujours dans leur droit, même ceux qui commettent des infractions. Durant une grande partie de l’année, suivant les conditions météorologiques, le vélo est totalement inadapté à la plupart des besoins de transport. Par conséquent, les vélos ne seront jamais capables de remplacer totalement l’automobile. En revanche, ils sont une bonne alternative pour les piétons et ceux qui utilisent les transports publics.
Le mobility pricing rimerait donc avec plus d’équité pour les usagers de la route?
L’équité est une chose, l’efficience en est une autre. Quiconque ne participe pas au financement des infrastructures n’a pas vraiment le droit d’exiger quoi que ce soit. Pourquoi tant de gens, aujourd’hui, exigent-ils une modernisation et une expansion des transports en commun? Tout simplement parce qu’ils ne paient qu’une fraction des coûts! Avec la voiture, c’est la même chose, mais les revendications des automobilistes sont plus légitimes, tout simplement parce qu’ils en financent eux-mêmes une grande partie. Cela dit, si les automobilistes financent bel et bien le réseau routier, ils ne soutiennent pas les coûts consécutifs engendrés, notamment par le bruit. Les nombreuses demandes obscures en matière de politique des transports découlent d’un mensonge à propos des coûts. C’est pourquoi il est important de faire la vérité sur les coûts, de manière à traiter tous les usagers de manière équitable. Ce que les CFF se permettent de faire aujourd’hui en matière de nuisances sonores et de protection est d’une insolence effrontée! Tout simplement parce que ce ne sont pas eux qui payent pour le bruit. Si l’on traitait les CFF comme on traite les avions, qui doivent payer une taxe sur le bruit, les CFF œuvreraient davantage pour des trains plus silencieux.
Dans quelle fourchette se situent les dépenses supplémentaires?
L’essentiel, c’est que cela sera beaucoup moins cher et mieux pour presque tout le monde! Les conducteurs devraient payer environ six à sept milliards de plus par an, les transports publics environ deux milliards, et environ sept milliards de subventions seraient supprimés. L’Etat serait donc soulagé d’environ 15 milliards. Cela signifie que nous pourrions réduire la TVA de moitié et financer la totalité des réformes!
Le financement de l’infrastructure est une chose, mais avec le mobility pricing, on veut aussi éviter les embouteillages…
La mobilité tarifée menace de créer des incitations inopportunes. Si les embouteillages sont pour l’Etat un moyen supplémentaire de taxer les usagers, il sera alors tenté d’en provoquer, ou à tout le moins de ne rien faire pour les éviter. Imaginons maintenant que les politiciens rose-verts, qui diabolisent de toute façon l’auto, voient dans les embouteillages un moyen supplémentaire de gagner de l’argent, l’automobiliste est en droit de se demander s’il y aura plus ou moins d’embouteillages. Tout le monde fait actuellement une fixation sur la «demande», que l’on cherche à réprimer en majorant le prix de la mobilité. Mais on doit aussi voir le côté «offre» du problème, car c’est là que le bât blesse, puisque cet angle est à nouveau absent des débats au sein du gouvernement fédéral. Si la ville de Zurich est aujourd’hui autorisée à mener des expériences de mobility pricing, et que l’argent du trafic automobile reste dans les caisses de la ville, alors Zurich essaiera bien évidemment de taxer le trafic de transit. Le risque d’abus est donc considérable. Evidemment, on pourrait dire que c’est à la Confédération de décider que l’argent doit tomber dans l’escarcelle de Berne. Vu comme cela, les Zurichois diraient certainement non. Et à juste titre, car à partir de ce moment-là, ils seraient exploités par Berne. La question est la même pour tous les impôts: qui les décide, quelle en est leur ampleur et qui encaisse l’argent? Dans toutes ces discussions, on ne se demande qu’une seule chose: quelle est la solution technique? Mais on ne pense jamais à l’aspect institutionnel ni à l’affectation de l’argent. Tant que l’on n’aura pas solutionné cela, le mobility pricing ne deviendra jamais une réalité, ou seulement sous une très mauvaise forme.
Un problème de l’imposition du trafic aux heures de pointe est que cela aura pour conséquence de pénaliser les actifs ayant des horaires de travail fixes. Que répondez-vous?
Si l’on gère correctement le mobility pricing, ceux qui ont des horaires de travail souples s’adapteront en conséquence et ceux qui ne bénéficient pas de cette flexibilité pourront circuler. Il n’y aura donc pas d’inconvénients pour ceux qui doivent être à huit heures au bureau. Ils auront l’avantage de ne plus subir les embouteillages! Et c’est ça qui est chouette avec ce système: chacun va commencer à réfléchir à ses options, flexibles ou moins flexibles.
Un autre problème est la protection de la vie privée. Le mobility pricing ne peut qu’aller de pair avec une surveillance…
A mon avis, il y a une solution extrêmement simple: la méthode en prepaid. Vous payez à l’avance, votre trajet est comptabilisé puis immédiatement effacé. Aujourd’hui, tout propriétaire de téléphone portable est de toute façon surveillé. L’argument n’est donc pas contre le mobility pricing, mais plutôt pour une bonne protection des données. Aujourd’hui, on détient de toute façon déjà les données relatives à la mobilité. L’important est de les utiliser judicieusement pour pouvoir résoudre des problèmes sociétaux sans en abuser.
En payant des impôts sur l’essence et le diesel, l’automobile finance déjà une sorte de «mobility pricing». N’y a-t-il pas un risque de double imposition?
C’est le risque: le mobility pricing ne doit pas être un impôt supplémentaire pour le citoyen. Tant que les citoyens comprendront qu’ils paieront plus, ils ne se montreront pas favorables à cette nouvelle taxe. C’est exactement la même chose avec le CO2. Une politique raisonnable sur le CO2 ne serait absolument pas un problème. En tant que petit pays, nous n’influençons que très peu les émissions à l’échelle mondiale, mais nous pourrions tout de même montrer l’exemple avec une politique qui, si elle était mise en œuvre à l’autre bout du monde, résoudrait les problèmes environnementaux: une taxe générale sur le CO2, sans exception, de 40 à 80 francs par tonne de CO2, une réduction de la TVA et l’abrogation pure et simple de toutes les subventions autour des produits verts. L’énergie fossile aurait tout simplement son juste prix. Mais c’est exactement ce qui n’est pas fait, parce que les gouvernements et de nombreux profiteurs du climat ne cherchent pas vraiment à résoudre les problèmes environnementaux. La seule chose qu’ils veulent, c’est de l’argent pour financer leurs idéologies.
A l’instar des impôts sur les carburants fossiles, pourrait-on imaginer, comme alternative au mobility pricing, de prélever un impôt sur le courant utilisé pour la mobilité?
Bien évidemment! Au cours des cinq prochaines années, le taux de voitures électriques va augmenter si fortement qu’il serait totalement idiot de ne pas les imposer elles aussi. Mais, techniquement, ce n’est pas simple, car on peut recharger une voiture électrique sur n’importe quelle prise de courant. C’est pourquoi je préconise le mobility pricing. Si l’Etat venait à imposer les kilomètre parcourus en voitures électriques, il serait incohérent de ne pas taxer les trains, qui utilisent eux aussi du courant. Et l’on constatera alors que le train est considérablement moins efficient que la mobilité individuelle électrique. L’électromobilité est quelque chose d’absolument remarquable. Si l’on fabrique un courant toujours plus propre et si la voiture devient toujours plus intelligente, elle a toutes les chances de continuer à occuper la place qu’elle possède déjà aujourd’hui. Mieux, son attractivité peut augmenter, au détriment des transports en commun. L’automobile a tellement d’avantages qu’il est totalement absurde que les gens décident de se passer d’elle, le partage est souvent évoqué. A l’avenir aussi, les gens voudront rouler en voiture – l’avenir est à l’automobile, pour moi, il n’y a aucun doute à cela.
Vous ne croyez donc pas aux solutions de mobilité comme le car sharing?
Ces modèles d’affaires auront assurément du sens sur certains marchés. Pour autant, cela ne veut pas dire que la mobilité individuelle régressera. On l’a déjà constaté par le passé: les nouvelles technologies ne supplantent les anciennes que dans certains domaines. Mais, en fin de compte, la mobilité tend toujours à augmenter. Autre aspect: supposons que je parte travailler le matin de Meilen à Zürich avec une voiture partagée et autonome. Elle va ensuite retourner à son point de départ pour emmener quelqu’un d’autre, en couvrant deux fois la même distance! Le car sharing est synonyme d’un grand nombre de kilomètres à vide, aussi parce que les voitures ont besoin d’être nettoyées en permanence. La société ne tend pas vers un appauvrissement; au contraire, elle s’enrichit. Cela veut dire que je n’ai pas envie de démarrer le matin dans une voiture dans laquelle quelqu’un d’autre a mangé son croissant, et surtout pas maintenant avec la crise du coronavirus.
Cela veut-il dire que nous allons acheter et conduire nos propres voitures pendant longtemps?
Oui, j’en suis sûr! Regardez Tesla: avec les voitures électriques, le prix au cheval est devenu beaucoup moins cher, raison pour laquelle les gens achètent des voitures plus puissantes. Qu’ils veulent toujours plus sûres et plus luxueuses. Jusqu’ici, l’auto était un moyen de transport, à l’avenir, ce sera un bureau, un salon ou une chambre à coucher avec chauffeur car, au fur et à mesure que se propagera la voiture autonome, viendra un temps où chacun pourra se payer le luxe d’un chauffeur. Cela veut dire que cela coûtera de moins en moins cher d’avoir une auto performante.
Que va-t-il advenir de nous, les amateurs de voitures? Aurons-nous toujours la possibilité de conduire nous-mêmes?
Oui, j’en suis convaincu. Cela restera possible tant que l’être humain y trouvera du plaisir, et cela sera encore longtemps le cas. Il y aura des innovations débouchant sur une forme mixte de voiture et de train: une voiture complètement autonome capable de naviguer dans les ruelles étroites d’un centre-ville en faisant attention aux chats et aux enfants n’est pas pour demain. Il y aura tout d’abord des autos capables de circuler sur autoroute ou sur des voies de circulation spécifiques. Et viendra un temps où les CFF s’apercevront que le réseau ferroviaire est le «terrain idéal» pour les véhicules autonomes: beaucoup de lignes droites et peu de carrefours. Cela serait un bien meilleur modèle d’affaires que de faire circuler des trains déficitaires. Regardez les routes et autoroutes privatisées des autres pays et tout l’argent que cela rapporte. A vrai dire, c’est dingue que les CFF ne se soient pas lancés dans ce créneau quand on y pense.
Un tel changement de paradigme serait absolument passionnant…
Poussons plus loin la réflexion: serait-il possible d’allier le rail et la route? Il existe déjà des antécédents comme le tram. On peut parfaitement imaginer à l’avenir des systèmes mixtes pour les longs trajets, combinant des véhicules ferroviaires et des autos. Le futur nous réserve probablement bien des surprises.
Un argument souvent avancé en faveur des transports en commun est lié à la desserte de base dans les régions excentrées. Quel est votre avis?
Demandez donc à un habitant d’un village de montagne valaisan ce qui compte le plus pour lui. Une bonne connexion au réseau de téléphonie portable est primordiale. Viennent ensuite la locomotion individuelle et, un peu après, les services tels que la Poste, les banques et les commerces de détail puis, tout à la fin, les transports en commun. Or, aujourd’hui, la locomotion individuelle est lourdement taxée et en partie entravée alors que l’on favorise les transports en commun. La raison de cette politique tiendrait au fait que les transports individuels ne couvrent pas les frais qu’ils engendrent. Les partisans de la locomotion en commun ont, dès lors, la légitimité d’argumenter en faveur des transports publics. Mais dès que la locomotion individuelle supportera ses propres coûts grâce au mobility pricing, cet argument de la nécessité de subventionner aussi les transports publics deviendra caduc.
Avec le mobility pricing, que ce soit pour l’auto ou les transports en commun, on ponctionne les gens du seul fait qu’ils doivent se rendre au travail. Qu’en pensez-vous?
Cette argumentation est trop restrictive. En suivant cette logique, il faudrait tout subventionner. Nous ne subventionnons pas non plus les vêtements sous prétexte que nous les utilisons pour nous rendre au travail. Mais nous devrions permettre une déduction fiscale raisonnable. Les frais de déplacement domicile-entreprise devraient être déductibles fiscalement, tout comme les vêtements professionnels spéciaux. En fait, nous jugeons les transport selon une norme complètement faussée.
Sans subventions, les CFF auraient-ils disparu?
Peut-être. Si les CFF devaient être plus efficients, les trains seraient aujourd’hui plus légers, plus efficaces, plus silencieux et très certainement beaucoup plus chers pour les clients!