«Les grands constructeurs accusent un retard de trois à quatre ans»

L’avenir des constructeurs automobiles dépendra de la façon dont les véhicules seront connectés. C’est l’avis de Stefan Bratzel, expert du Center of Automotive en Allemagne.

Après avoir étudié les sciences politiques et obtenu son doctorat, l’Allemand de 53 ans a rejoint la branche automobile. En 2004, il a fondé l’institut de recherche indépendant Center of Automotive Management (CAM) à Bergisch Gladbach (All) qu’il dirige. Il s’intéresse aux conditions de réussite et de survie des constructeurs et des équipementiers automobiles, ainsi qu’aux futurs enjeux de la mobilité.

La course à la numérisation bat son plein. Cependant, aucun constructeur automobile traditionnel ne sait quels sont les moyens technologiques les plus prometteurs à utiliser. Les groupes allemands planchent sur un système d’exploitation dédié en interne. Certains jouent la carte d’Android Automotive – autrement dit l’entreprise de Google. Et d’autres, comme le chinois XPeng, coopèrent avec des firmes peu connues sous nos latitudes telles qu’Alibaba. Stefan Bratzel, fondateur et directeur du Center of Automotive Management (CAM), à Bergisch Gladbach (DE), fait le point sur les tendances actuelles et explique pourquoi les données, les logiciels et les services deviendront les sources de revenus les plus importantes à l’avenir. L’expert met en garde: malheur à ceux qui loupent le bon wagon de la numérisation. 

REVUE AUTOMOBILE: Pourquoi la transformation numérique est-elle si compliquée pour les constructeurs établis?

Stefan Bratzel: Le problème majeur des constructeurs traditionnels réside dans le fait qu’ils ne maîtrisent «que» la construction et la fabrication de matériel automobile. Or, ces dix dernières années, le développement des logiciels s’est imposé à eux comme un nouveau défi. La plupart d’entre eux avait chargé des équipementiers spécialisés de les développer à leur place, car l’informatique ne faisait pas partie de leur domaine d’expertise. A tel point que, jusqu’il y a peu de temps, une large majorité des grandes marques automobiles ne comprenait pas grand-chose au monde informatique.

Par rapport à Tesla, la référence dans ce domaine, les constructeurs automobiles classiques auraient donc raté le train de la numérisation?

Oui et non. La situation initiale n’était pas la même. Tesla a pu partir d‘une feuille blanche et concevoir sa voiture pratiquement sur la base de son logiciel. Chez les constructeurs automobiles traditionnels, ce fut longtemps le contraire. Ils développaient le véhicule et, ensuite seulement, se demandaient quelles fonctions connectées essentielles ils devaient intégrer. Le problème est qu’en général, celles-ci sont fournies par différents équipementiers et qu’il fallait donc tout coordonner de façon appropriée. C’était et c’est encore une tâche extrêmement complexe. C’est pourquoi les constructeurs automobiles établis ont accumulé tant de retard aujourd’hui.

Qu’auraient-ils dû faire différemment?

La prise de conscience de ce changement de paradigme fut beaucoup trop tardive. Les constructeurs auraient dû acquérir de nouvelles compétences dans la conception de systèmes d’exploitation «maison», ainsi que dans le développement d’architectures de véhicules adaptées. Ceci afin de ne recourir à des équipementiers externes que de façon ponctuelle et façonner ainsi l’auto selon leur volonté. Or, jusqu’à présent, c’est loin d’être le cas. 

Pourquoi la numérisation revêt une telle importance?

L’industrie automobile se trouve au cœur de profondes mutations. Et il en va de sa survie qu’elle puisse aussi assimiler ces modifications, c’est-à-dire la numérisation à grande échelle. Ces dix prochaines années, une grande partie du chiffre d’affaires et des bénéfices proviendra des logiciels, des données et des services. J’ai essayé de traduire cela en une équation inspirée de la célèbre formule d’Einstein: M=s×d2. «M» signifie mobilité du futur, «s», les logiciels et les données qui vont de pair et «d», les services qui seront fournis à l’avenir. Ce sont là les éléments essentiels de création de valeur dans le futur. Et c’est dans ces domaines que les constructeurs doivent se concentrer et exceller.

Tout cela fait penser à une course où les règles et les stratégies sont très disparates. On remarque déjà d’énormes différences au sein des constructeurs allemands.

Nous nous trouvons dans une phase de transition. Certes, tous les constructeurs germaniques ont l’ambition d’acquérir à moyen terme leurs propres compétences en matière de logiciels et leurs propres systèmes d’exploitation. Cependant, jusqu’ici, la prospérité de l’économie allemande est en grande partie due à ses équipementiers, ce qui engendre une certaine dépendance et complique ainsi le processus de transition. Par exemple, dans le cas de l’ID.3, Volkswagen a encore préféré déléguer la conception de l’ordinateur central de l’auto à Continental.

Quel sera le rôle des équipementiers à l’avenir?

Eux aussi vont devoir redéfinir leurs activités à terme et donner la priorité à la transition numérique. Les grands acteurs tels Bosch, Continental ou ZF se sont déjà fortement engagés dans cette direction. On peut toutefois supposer que, ces dernières années, les grands équipementiers ont activement freiné les constructeurs par crainte que ces derniers ne les supplantent dans leurs domaines d’activité et compétence. Tesla, au contraire, n’a quasiment rien délégué à des entreprises externes et ce, dès le départ. Cela lui confère davantage de contrôle et de flexibilité.

Concentrons-nous sur les constructeurs allemands: BMW semble être bien plus avancé que ses deux principaux rivaux.

BMW est effectivement le plus en avance de ce trio. Il a effectivement présenté, il y a deux ans, son propre système d’exploitation et a donné très tôt la priorité à la numérisation. De plus, le groupe BMW a l’avantage d’être le plus petit des trois constructeurs allemands, il souffre donc moins d’une certaine inertie. Malgré tout, par rapport à Tesla, il reste toujours un gros handicap lorsque l’on doit adapter des véhicules existants à un système d’exploitation plutôt que l’inverse. Il existe diverses stratégies pour se lancer dans la voie de la numérisation. L’industrie allemande souhaite, si possible, tout faire elle-même, d’autres – par exemple Polestar, la division premium de Volvo – met à profit des systèmes préexistants comme Android Automotive de Google. Dans leur grande majorité, les constructeurs automobiles n’ont, probablement, ni les capacités, ni l’argent, ni les ressources pour concevoir un système d’exploitation personnel. Beaucoup ont choisi la solution prête à l’emploi fournie par Google; Polestar fut le premier, mais d’autres ont suivi, dont le groupe PSA, Renault ou General Motors. Cependant, cette manière de procéder comporte aussi des risques. D’abord, le constructeur n’a pas la possession exclusive des données. Se posera alors un jour la question de leur sécurité, car elles ne peuvent pas être intégralement garanties sur ce point. Ensuite, le fait de faire appel aux «monstres» tels que Google ou Alibaba implique de devoir partager les futurs bénéfices. Le danger que ces pieuvres du numérique s’accaparent toutes les données et les monnayent est élevé. Mais beaucoup sont prêts à courir ce risque pour prendre de l’avance dans la course à la numérisation.

Laquelle des deux méthodes semble la plus prometteuse?

Il est difficile de le prédire. Ceux qui voudront rester indépendants devront présenter un système au moins aussi performant que ceux déjà très diffusés par les géants des technologies. Ils devraient même être meilleurs qu’eux pour convaincre le client de l’adopter; or, le coût de développement serait démentiel. Malgré cela, je recommanderais à tout constructeur d’acquérir ces compétences, soit seul soit en coopération, et d’essayer de mettre sur pied un système d’exploitation personnel. 

Que se passerait-t-il si la transition numérique d’un constructeur se soldait par un échec?

Le risque serait alors qu’un constructeur traditionnel, aussi imposant soit-il, se voie réduit au rang de fournisseur de matériel. En effet, seul le fournisseur de services (données et logiciels) qui sera en contact direct avec le client remportera le gros lot. En outre, l’évolution des modes de consommation passera de la possession à la mobilité partagée. Sur ce marché, de nouveaux acteurs comme Uber pourraient devenir de gros clients de véhicules connectés. C’est une énorme opportunité que les marques ne doivent pas laisser passer.

Vous parlez de nouveaux acteurs: en ce ­moment, les constructeurs établis sont pris entre deux feux. Celui de la numérisation,
dont nous venons de parler et celui de l’électro­mobilité, domaine dans lequel l’on voit
aussi de plus en plus de constructeurs auto­mobiles (asiatiques) s’aventurer sur le marché européen.

Ils vont au moins essayer et certains ont déjà commencé à s’implanter sur notre continent, par exemple en Norvège. Ils vont aussi s’attaquer à l’électromobilité, mais ce ne sera pas évident pour eux. Je m’attends pourtant à ce que l’un ou l’autre des constructeurs chinois cherche à s’établir en Europe dans les années qui viennent. Nio, par exemple, en matière de capitalisation boursière, est déjà le troisième plus grand groupe automobile derrière Tesla et Toyota. Et il y en a d’autres, comme BYD ou Xpeng, qui prennent de plus en plus de place dans le paysage mondial. On peut voir cette nouvelle concurrence d’un bon œil, dans le sens où cela pousse les constructeurs établis à devenir inventifs, notamment dans le domaine de l’électromobilité.

Les rapports de force établis et les structures des groupes vont-ils changer avec l’arrivée possible de tels acteurs?

Je m’attends à une plus forte consolidation des constructeurs automobiles établis. PSA et FCA viennent d’achever leur fusion en créant Stellantis. De plus, il existe déjà des alliances comme Renault-Nissan-Mitsubishi, des quasi alliances de Toyota avec Mazda et encore d’autres rassemblements de ce type. A l’avenir, ces coopérations auront tendance à se multiplier.

Revenons à la numérisation: le marché de l’après-vente va, lui aussi, profondément
changer à l’avenir. A fortiori avec l’électro­mobilité.

D’ici à dix ans, la démocratisation de l’électromobilité devrait faire baisser les chiffres d’affaires dûs à l’usure et à la maintenance de l’ordre de 70 à 80%. En revanche, cette maintenance sera optimisée en raison des possibilités offertes par la numérisation grâce aux données transmises par le véhicule. Ainsi, un constructeur saura-t-il, déjà relativement tôt, quelles pièces remplacer et dans quel délai. Il pourra dès lors s’organiser afin de rendre plus efficientes la distribution ainsi que les réparations dans ses ateliers. Les flottes de véhicules en autopartage, dont le modèle d’affaires recèle un potentiel énorme, vont encore ouvrir le champ des possibles. Mais revenons à ma formule: aujourd’hui, une fois le véhicule remis au client, le fournisseur n’a plus grand-chose d’autre à offrir que de l’entretien et de la réparation. Or, avec la voiture connectée, de nombreux services peuvent lui être proposés après la vente, tels qu’une extension de l’autonomie ou l’activation momentanée d’options de confort. Cependant, ce modèle économique très lucratif repose sur une prémisse: le développement à tout-va de la numérisation et, surtout, des mises à jour à distance (OtA) qu’elle permet.

Tesla fait déjà tout cela aujourd’hui. Combien de temps faudra-t-il encore attendre pour que le reste de l’industrie lui emboîte le pas?

J’estime que le retard des constructeurs automobiles établis par rapport à Tesla est aujourd’hui, en moyenne, de trois à quatre ans.

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