«La voiture est victime de son succès»

Pour Vincent Kaufmann, ­professeur de sociologie urbaine à l’EPFL, ­l’automobile est aujourd’hui au centre de luttes ­politiques car elle dispose de trop grands avantages sur les autres moyens de transports – au point que cela se retourne contre elle.

Moins utiliser l’automobile, mais mieux. Tel est le credo de Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine à l’EPFL. L’expert estime que l’automobile est aujourd’hui trop souvent utilisée en ville, créant bouchons et pollutions. Pour ce passionné de voitures, possesseur notamment de quelques youngtimers, l’usage de l’automobile devrait avant tout être tourné vers le plaisir, afin d’apprécier la voiture à sa juste valeur: elle demeure une «invention géniale», selon ses termes.

REVUE AUTOMOBILE: Pourquoi l’automobile est-elle actuellement au centre de tant d’enjeux, de luttes?

Vincent Kaufmann: Je pense que l’automobile est une invention géniale. C’est un objet qui rentre en résonnance avec toute une série de valeurs de nos sociétés occidentales. Je pense à l’autonomie, la propriété, l’individualisation du déplacement. Elle est dès lors victime de son succès: on est très doués, dans nos sociétés, pour inventer des objets qu’on utilise ensuite à mauvais escient. On en fait un usage trop extensif, on a la peine à lui trouver sa juste place.

Quel serait pour vous la juste place de l’automobile?

Il peut y en avoir plusieurs. C’est avant tout un moyen de transport, si l’on regarde sa dimension fonctionnelle. C’est aussi un plaisir, le plaisir de conduite, le plaisir de la découverte. C’est particulièrement cette dimension que j’apprécie dans l’automobile, partir en voyage avec; là, le déplacement fait partie du plaisir.

Pour vous, passionné d’automobile, n’est-ce pas un déchirement de dire qu’il faudrait moins utiliser la voiture?

Non, parce que ce que j’aime dans l’automobile, ce sont les longues virées en youngtimer. C’est un plaisir qui renvoie à de l’événementiel, c’est une démarche. J’aime beaucoup la voiture comme objet, mais l’objet pris dans la circulation n’est pas intéressant, il ne peut pas s’exprimer.

Dans vos recherches, il ressort une prédisposition à l’utilisation de la voiture, même s’il y a des alternatives. 

C’était effectivement le résultat de plusieurs enquêtes que j’avais mené dans les années 1990, où il ressortait que les gens n’étaient favorables à utiliser les transports en commun. On a refait cette enquête à plusieurs reprises depuis 2010 et on constate, au cours du temps, que la prédisposition à utiliser l’automobile s’affaiblit. Il existe une part importante de la population qui préférerait moins conduire. On peut voir derrière ce changement l’influence des objets connectés. En voiture, vous ne pouvez faire rien d’autre que conduire; dans un train, vous pouvez travailler, répondre à un courriel, être sur les réseaux sociaux. Les jeunes sont particulièrement friands de ça. Les objets connectés ont transformé ces dispositions et les ont redirigés vers d’autres usages. Cependant, le territoire est resté ce qu’il était et on se retrouve avec des gens qui doivent prendre la voiture, mais qui ne le voudraient pas. Il reste toutefois une frange de la population qui veut prendre la voiture, car elle n’aime pas se retrouver dans les transports en commun. On n’est plus dans un espace privé, on retombe dans les questions de valeurs chères aux sociétés occidentales. 

Beaucoup de personnes renoncent à la voiture, tant qu’ils n’ont pas d’enfants. Une fois qu’ils en ont un, ils en achètent une. 

Oui. Je me souviens d’une recherche que nous avons menée il y a quelques années à Paris, dans le 20e arrondissement, dont les autorités voulaient mener une politique anti-voiture. Je leur ai déconseillé, car c’est le dernier arrondissement où il y a encore des familles. Cette politique les aurait sans doute fait fuir. Pour avoir davantage de familles, il est nécessaire de mener des politiques différenciées, en acceptant par exemple que les familles aient des voitures. Si l’on veut garder des familles avec des enfants en bas âge en ville, il faut garder un accès à l’automobile. 

Pour répondre aux besoins en déplacement de la population, l’automobile n’est-elle pas la moins mauvaise des solutions? On ne peut pas installer des lignes de métro et des trams partout, avec de fortes fréquences. 

Non, effectivement, mais on peut transformer les territoires pour rompre cette dépendance à la voiture. On peut densifier les territoires, on peut les construire autrement. 

Est-ce nécessaire?

Oui, et je pense que ces transformations peuvent faire du bien à l’automobile. C’est dommage de l’utiliser n’importe comment, dans de mauvaises conditions. Il faut que l’automobile redevienne quelque chose d’apprécié à sa juste valeur. 

Est-ce que les revendications nées durant la pandémie, pour et contre l’automobile, expliquent-elles le durcissement des fronts auquel on assiste aujourd’hui?

Il y a des situations assez contrastées un peu partout, mais en Suisse c’est surtout à Genève que l’on constate un durcissement des fronts. Là-bas, la voiture est devenue un objet partisan: la gauche est anti-voiture, et la droite pro-voiture. Je pense que la voiture n’est pas un objet partisan, c’est étonnant que cela se soit cristallisé comme ça. Il y aurait beaucoup d’arguments de droite, comme de gauche pour favoriser ou interdire la voiture en ville. On pourrait par exemple rétorquer à la droite que moins de voitures en ville favorise la fluidité du trafic, ce qui est avantage les travailleurs indépendants qui ont besoin de la route pour travailler. Aux partis de gauche, on pourrait dire que certaines personnes n’ont pas d’autre choix que de prendre la voiture pour venir travailler, car ils ont dû habiter loin du centre, en raison des prix du logement. Le durcissement naît du jeu politique, qui s’est approprié cette question. 

Qu’est-ce qui se cache derrière ce durcissement des fronts, du côté des citoyens?

Je pense que les différenciations sociales se construisent aussi en fonction des modes de vie. Etre cycliste, cela dit quelque chose de son orientation politique, cela a dit qu’on est jeune et cela dit qu’on est concerné par les questions sur le climat. Si je possède une voiture premium allemande, cela veut dire autre chose. C’est un peu la théorie du sociologue Pierre Bourdieu, qui affirme «dis-moi avec quel moyen de transport tu te déplaces, je te dirais qui tu es».

Dans l’après-guerre, la voiture a été le symbole de l’émancipation de la classe moyenne, qui gagnait en qualité de vie, en pouvoir d’achat. N’est-on pas en train d’assister à un retour en arrière?

Ce que j’observe, c’est un changement générationnel. On remarque que les automobilistes «exclusifs», ceux qui ne se déplacent qu’en voiture, ont plus de 50 ans. La voiture intéresse nettement moins les 25-30 ans, probablement à cause de l’arrivée du smartphone. Grâce à ces objets, on peut s’échapper, il y a aussi un élément de liberté qui y est associé. A l’époque, passer le permis de conduire signifiait aussi symboliquement le passage à l’âge adulte, on gagnait en indépendance. De nos jours, le permis de conduire ne veut souvent rien dire pour les jeunes. La voiture ne fait pas partie de leur socialisation, leur génération est passée à autre chose. Ce n’est pas un retour en arrière, cela s’est transformé. 

On parle d’essais de péages urbains à Genève, Bienne et Frauenfeld. Ne va-t-on pas réserver la voiture à une élite économique?

Je trouverais juste scandaleux qu’on fasse payer la même chose à une personne qui gagne 4000 francs par mois qu’à une autre, qui gagne 20 000 francs. Ce sera un énorme problème et c’est tout le drame de ces mesures: elles sont totalement aveugles aux inégalités sociales. On ne peut pas prendre une mesure bête et méchante qui s’applique à tout le monde de la même façon. De plus, il y a un autre problème: si plus personne ne se rend en ville en voiture, parce que c’est trop cher, il n’y aura plus d’argent pour financer les transports publics. Pour que le système soit alimenté, il faut que des voitures se rendent en ville. C’est le serpent qui se mord la queue.

A cela s’ajoute que certains veulent taxer plus durement ceux qui prennent la voiture ou les transports publics aux heures de pointe.

Ça aussi, c’est totalement injuste, cela renforce des inégalités. Ceux qui ont des horaires flexibles sont plutôt des cadres, ceux qui doivent être là à des heures fixes sont plutôt au bas de l’échelle. Pour eux, c’est la double peine! Toutefois, on m’a déjà répondu dans des commissions sur les péages urbains que ces inégalités ne comptaient pas, l’essentiel, c’était d’avoir des voitures et du CO2 en moins.

Quel avenir voyez-vous du côté de la politique des transports?

Il sera intéressant de voir comment les pouvoirs publics vont se saisir de la question des bornes de recharge pour voitures électriques. Si l’on ne veut pas de voitures en ville, on n’installe pas de bornes, ou on en met seulement dans les parkings souterrains ou les gares qui amèneront les pendulaires en ville. Pour le moment, il n’y a pas de politique à ce niveau-là, on devrait anticiper cette tendance. Ce que j’aimerais bien, à titre personnel, c’est que l’on ne nous interdise pas de rouler avec de vieilles voitures.

Biographie

Vincent Kaufmann est professeur de sociologie urbaine à l’EPFL. Le Genevois de 53 ans débute sa carrière de chercheur à l’école polytechnique fédérale de Lausanne, en y signant sa thèse sur les questions de report modal (transfert d’un moyen de transport à un autre), terminée en 1998. Après quelques années à enseigner à l’étranger (Université de Lancaster, l’Ecole des Ponts de ParisTech et de Cergy-Pontoise, entre autres), il devient professeur assistant en 2003 à l’EPFL; sept ans plus tard, il y est nommé professeur associé. Ce père de deux garçons dirige depuis de nombreuses années le laboratoire de sociologie urbaine. 

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